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Leonid Heller
LA CONSTRUCTION NARRATIVE ET MOUVEMENT, TCHÉKHOV ET ZAMIATINE
Les deux notions qui sont ici convoquées, construction et mouvement,
s'opposent sans tomber dans l'antinomie ni s'exclure. Bien au contraire,
on pourrait avancer que leur reunion ou leur synthese en tant que construction
dynamique ou cinétique sert d'objectif, declaré
ou non, à une large proportion de recherches modernes, ou du moins
modernistes, dans l'art comme dans la littérature. La vérification
de ce propos devrait constituer le point d'arrivée hypothétique
de ma réflexion.
Mon point de départ est la juxtaposition de deux noms. Zamiatine
est cet auteur dont l'écriture est presque synonyme de construction
- en dehors de lui, "il n'y a que Biély, dans la litterature
russe, qui construit aussi consciemment sa prose" 1,
l'auteur à qui l'on reproche de rendre apparente, comme sous l'effet
de rayons X, "l'ingénieurie" de ses uvres2
.
En même temps, dés que l'on s'interroge sur l'héritage
tchékhovien au XXe siécle, Zamiatine est parmi les tout
premiers noms à surgir a l'esprit.
S'il est vrai, comme il me semble - je ne puis l'affirmer, n'ayant pas
eu accés a toute l'abondante 'zamiatiniana' apparue derniérement
-, s'il est donc vrai que ce lien entre Tchékhov et Zamiatine,
auquel plusieurs chercheurs ont déjà fait allusion, n'a
pas encore été véritablement exploré, c'est
qu'il est étalé a la vue de tous. Dans cet exposé
aussi bref que possible, je ne fais qu'énoncer quelques évidences
et formuler quelques observations en espérant baliser le terrain
pour une étude plus approfondie.
On ne traquerera pas les tchékhovismes partout où ils se
trouvent dans les écrits de Zamiatine. Limitons d'emblée
notre corpus à un récit compose en 1918, Zemlemer
(L'Arpenteur), dont Alex Shane avait déjà en passant
noté "a chekhovian flavour"3;
, et dont je dirais qu'il l'affiche avec ostentation.
Un bref rappel de l'histoire. Une jeune femme héritiére
d'une propriété terrienne en vend une partie, en vertue
de la loi Stolypine, à la communauté paysanne locale, assistée
par un arpenteur invité pour l'occasion et qu'elle aime avec réciprocité.
Cependant, prisonniers des valeurs traditionnelles, les héros répriment
leurs sentiments. Confrontés au monde rural, ils font l'expérience
de son hostilité incompréhensible lorsque des paysans plaisantins
plongent le petit chien blanc de la dame dans un pot de peinture verte,
opération qui cause évidemment sa mort. L'action du récit
semble se passer en aouût 1917, l'explosion est dans l'air. Les
héros fuient la campagne et doivent aussitoôt se séparer,
tandis que les paysans s'emparent du manoir pour le saccager et le bruûler.
Une demi-douzaine, sinon plus, de textes tchékhoviens sont mis
ici à contribution, depuis bien entendu La Cerisaie et La
dame au petit chien jusqu'à De l'amour (O ljubvi)
et La nouvelle datcha (Novaja daca). L'héroïne porte
le même nom que la jeune héritière de l'usine dans
Un cas médical (Slucaj iz praktiki), Lizaveta Petrovna;
le récit tout entier peut d'ailleurs être vu comme une parodie
au sens tynianovien de cette nouvelle. Chez Tchékhov, héros-médecin
ressent comme une menace la présence de l'usine et des ouvriers;
lorsqu'il quitte les lieux séduit par le charme de Liza, il se
complait dans la rêverie toute conventionnelle d'un avenir de douceur
et de paix. Chez Zamiatine, l'arpenteur, garant de la mesure du monde,
observe le domaine incendié découper dans le ciel un portail
de feu, la porte qui méne vers le Chaos. Les situations et les
personnages de Tchékhov balayés par la révolution,
la fin d'un univers mais pas celle de l'écriture, telle est le
double constat de Zamiatine.
Il a besoin de Tchekhov pour faire ce constat et affirmer sa propre vision
artistique.
La même annee 1918, où il écrit L'Arpenteur,
il invoque Tchékhov avec insistance dans une conférence
qui marque sa véritable entrée dans le débat sur
"la littérature contemporaine"4;
: il se met à y élaborer sa théorie du "néo-réalisme".
Il récidive dans les cours sur la prose qu'il donne à la
Maison des Arts en 1920-19215 . Il prépare
et préface, en 1921, une édition chez Grjebine des uvres
choisies de Tchékhov et couronne son hommage en 1925, par un texte
de circonstance qu'il inclut dans sa galerie de portraits littéraires
Visages (Lica), honneur qu'il ne fait qu'aux écrivains qui
l'ont durablement influencé: Leonid Andreev, Blok, Sologoub. La
conclusion de cet essai: "La ligne la plus courte relie Tchékhov
au nouveau réalisme actuel"6;
. L'Arpenteur dans ce contexte fait figure d'illustration au manifeste
dont une des idées consiste à ériger Tchékhov
en figure tutélaire de ce mouvement néo-réaliste
que Zamiatine semble vouloir incarner.
Dans ses cours et articles, il s'attache en effet a élaborer un
vaste systéme reliant sa vision du monde (son mirovozzrenie,
pour ne pas utiliser le terme trop abusé de "philosophie")
aux préceptes esthétiques. Un postulat préside à
la conception de ce systéme: la littérature, prose et poésie
confondues, est un art suprême qui dépasse toutes les divisions,
qui englobe diverses disciplines, autant les arts spatiaux que les arts
temporels ou, selon sa terminologie, les arts statiques et dynamiques.
Elle se définit donc d'un cote, par des caracteristiques architecturales
(structures génériques et schémas narratifs) et picturales
(procédes de style), de l'autre côté, par des caractéristiques
musicales (harmonie, mélodie, rythme). Dans ces textes7
où les indications techniques sont presque toujours plus convaincantes
que les théorisations, Tchékhov sert surtout à exemplifier
les phénomènes "statiques". Ce qui est contradictoire
avec l'ambition du néo-réalisme de saisir l'univers moderne
en accéleration8 et avec le role
qui est attribué a Tchékhov en tant qu'initiateur et inspirateur
de ce courant.
Je m'approche de mon sujet.
"S'il est vrai qu'aujourd'hui nous voyons Gogol nous devenir de plus
en plus proche, si notre imagination recommence peut-être à
se pencher vers le grotesque et, rendue plus complexe par Dostoïevski,
compose des visions frappées du fantastique réaliste, alors
nous ne pouvons sentir un proche en Tchékhov". C'est ainsi
que Boris Eichenbaum devine en 1914 la sensibilité à venir9.
Les formalistes, il est vrai, ne feront pas beaucoup attention à
Tchékhov10 . Or la sensibilité
décrite par Eichenbaum est trés précisément
celle de Zamiatine, qui se réfère en permanence à
Gogol et Dostoïevski tout en appellant à la synthése
du fantastique et du quotidien. Et pourtant il se rapproche de Tchékhov.
Car il le redécouvre, enseveli depuis quelques années par
la bourrasque révolutionnaire et avant-gardiste. S'acquittant de
la tâche primordiale pour tout moment de l'évolution littéraire
et à plus forte raison, pour l'époque postrevolutionnaire,
Zamiatine "relit son classique". Contre le cliché d'un
pessimiste mélancolique, passif et doucâtre, il dresse l'image
d'un puissant diagnostiqueur du mal social, ironiste et rêveur,
gagné comme Gorki à la religion de l'Homme. Celle du maître
de toute une pléïade d'écrivains ayant poussé
au delà de ces possibilités l'art réaliste. Celle
d'un virtuose de la nouvelle, genre peu pratiqué en Russie, dont
il explore diverses variantes. D'un novateur non pas tant dans ses descriptions
psychologiques que dans ses procédés d'écriture,
surprenant par l'audace de ses images, la maîtrise de la langue
populaire, l'habileté avec laquelle il manie la syntaxe11.
Ces innovations assurent son actualité et sa pertinence pour le
néo-réalisme.
Bref, dans sa volonté de faire revivre Tchékhov, Zamiatine
s'avére perspicace, même si aujourd'hui son argumentation
paraît parfois peu convaincante. Il est curieux de noter que la
mise au point sur Tchékhov qu'un proche des formalistes, S.Baloukhaty,
publie en 1930, dans l'Encyclopédie Granat12
, reprend presque entièrement les mêmes jugements que Zamiatine,
qui aura anticipé ainsi sur ce qui devient la lecture canonique
de Tchékhov.
Afin de prouver, contre Eichenbaum et quelques autres, que Tchékhov,
dans l'histoire littéraire, est bien plus qu'un épigone
du réalisme, Zamiatine définit comme impressionnistes
les procédés qu'il inaugure, en dépassant par là
le strict cadre réaliste.
Cette définition pose plus de problémes qu'elle n'en résout.
Comment se concilie-t-elle avec l'interprétation d'un Aichenwald,
qui voyait en Tchékhov "un poéte du pénombre",
dont tout paysage baignait dans une lumiére lunaire de mélancolie13
? Eichenbaum souligne sa haine du mot krasocnost' ("richesse
de couleurs"), et dit que son art ne s'imagine qu'en noir-et-blanc14.
Gerschensohn remarque, avis largement partage en son temps et parfois
aujourd'hui encore, "cette douceur et cette perception de la vie
décolorisante et unifiante qui confère aux uvres de
Tchekhov leurs nuances délicates d'aquarelle et leur ton élegiaque
envoûtant qui les rapprochent de Levitan"15
.
Où l'impressionnisme se niche-t-il dans ces pùâles
aquarelles achromatiques? De telles descriptions ne font-elles pas plutôt
penser à ce genre des "tableaux peints avec du flan au lait"16
qu'abhorrent tant, en poésie ou en peinture, les avant-gardistes
et les formalistes?
Il est vrai que les critiques négligeaient souvent les passages
où Tchékhov savait se montrer un coloriste habile.
Il est vrai aussi que lorsque Zamiatine parle de l'impressionnisme de
Tchékhov, l'aspect coloristique ne joue pas pour lui un rôle
essentiel.
Il dresse plusieurs inventaires de procédés "impressionnistes":
phrases inachevées ou elliptiques, associations d'idées
fausses ou lacunaires, images clés récurrentes, représentation
indirecte, détail utilisé pour traduire une ambiance ou
une impression globale, réalisation littérale de la métaphore.
C'est à l'usage des néo-réalistes qu'il ajoute le
grossissement déformant (semblable à la vision au microscope)
ainsi que la couleur exagérée (que Zamiatine n'évoque
pas dans le contexte tchékhovien).
On peut déjà constater que cet ensemble de traits n'a que
peu à voir avec ce que recouvre le terme d'impressionnisme dans
la peinture. Mais Zamiatine suit une tradition terminologique déjà
bien établie dans la critique russe.
Déjà le celebre article de Mérejkovski annonçant
la naissance du symbolisme russe inclut parmi les traits de celui-ci "une
beauté surprenante, inattendue, rare", ce que "les critiques
français" auraient nommé "impressionnisme"17.
Briousov qui fait, des 1906, appel a l'"impressionnisme" pour
décrire certains aspects de la poésie symboliste (la maniére
de Balmont), qualifiera vers 1911 d'impressionnistes des poétes
pré-symbolistes tels que Fofanov ou Lokhvitskaia. Pour Zamiatine,
la source directe semble avoir été Tchoukovski dans son
livre De Tchékhov à nos jours (Ot Cexova do nasix dnej),
paru en 1906, où les impressionnistes sont précisément
ceux qui - grâce aux procédés qui sont déjà
largement ceux dont Zamiatine fera l'inventaire - saisissent la vitesse
et la qualité momentanee de la vie moderne: Balmont, Andreev. Valorisant
leurs impressions subjectives aux dépens des analyses minutieuses
de la vie qui va s'accélérant, ils appartiennent a l'époque
urbaine, étrangère à tout ce qui participait a la
russité agraire du XIXe siécle. L'uvre de Tchékhov,
requiem pour une culture disparue, marquerait l'avénement de cette
nouvelle époque. Quinze ans plus tard, Zamiatine reprend de prés
l'argumentation et la terminologie de Tchoukovski.
Il est a noter que le mot "impressionnisme" se popularise dans
la discussion sur la littérature russe au moment où l'esthétique
qu'il désigne dans la peinture se trouve depuis un certain temps
dépassée par des tendances nouvelles.
Le succès du mot est pourtant tel qu'il recouvre tout art vu comme
"moderne" ou "nouveau"; même en peinture, on
pouvait appliquer ce terme aux tendances qui étaient par définition
hostiles au courant qu'il désigne: aussi, l'esthéticien
allemand Broder Christiansen qui a beaucoup influencé les idées
sur l'art des formalistes réunissait sous l'appellation de l'impressionnisme
des artistes aussi différents que Monet et Aubrey Beardsley18.
En Russie, tel est le cas de Koulbine et des futuristes de Studija
impressionistov (1910). N'est-ce pas cet usage du terme qui conduira
Briousov à persister a ne voir dans le bouleversement futuriste
qu'une radicalisation de ses propres recherches?
Le terme est aujourd'hui consacré et V.Markov, qui déploie
un criticisme vigilant lorsqu'il analyse les dénominations futuristes,
accorde sans sourciller le statut de réalité à un
"impressionnisme littéraire" a l'étude duquel
il convie les historiens19 . Plusieurs
travaux récents ont tenté de repondre a cette invitation;
d'autres ont entrepris l'etude de la picturalite tchékhovienne
pour réparer la faute d'inattention volontaire de leurs prédécesseurs.
A notre sens cependant, la preuve de l'"impressionnisme" de
Tchekhov n'est toujours pas apportée20.
Car il est difficile de tenir pour preuve la plupart des paralléles
entre tels tableaux et tels passages de Tchékhov, ainsi que le
font trop souvent des chercheurs qui élargissent en fait la notion
d'impressionnisme jusqu'à la dissoudre dans celles de "picturalité"
ou de "chromatisme".
Je suis loin de nier l'existence de réalisations littérares
- ne songeons qu'à Bounine dans Soukhodol - qu'il est productif
de qualifier d'"impressionnistes" et qui attendent toujours
leur historien; mon scepticisme va aux abus du terme, à la comparaison
trop rapide et surtout a l'assimilation des phénomènes exploitant
la visualité dans des langages artistiques différents. Ainsi
qu'à l'invocation de Bergson devenue presque rituelle pour expliciter
la pretendue base impressionniste "interdisciplinaire" et qui
fait a mon sens plus brouiller qu'eclaircir la question21.
Généralement, la migration terminologique se fait au prix
de confusions qui ne sont voulues que par intermittance et qui peuvent
en causer d'autres, en cascade.
Ainsi, dans son livre fondamental sur le formalisme russe, A.Hansen-Löve
évoque "trois postulats de l'impressionnisme" qui selon
lui ont influencé la theorie de l'estrangement formaliste: 1. perception
directe, base de la nouvelle vision; 2. décomposition du fond et
des formes en leurs elements constructifs ainsi que la représentation
de ceux-ci sans la motivation que leur fournirait un agencement ordonné;
3. tout ceci conduisant au principe de désobjectivation et par
conséquent à l'art abstrait22.
Une telle lecture semble contredire les principes mêmes de l'impressionnisme;
on dira plutôt que celui-ci se déploie en tant que perception
de surface et "chosifie" l'impalpable bien plus qu'il ne desobjective
la matiére. Plus grave, cette lecture indique une evolution de
l'art fictive et telle qu'elle n'a jamais pu se faire, car le saut vers
l'abstraction ne s'est produit justement qu'aprés le rejet de l'impressionnisme
"esclave de la nature" et aprés la symbolisation arbitraire
du langage pictural proposée par Gauguin et les peintres de Pont-Aven,
précurseurs de l'expressionnisme.
L'avant-garde russe le savait bien, qui a court-circuité le passage
par l'impressionnisme. Nikolaï Pounine donne, dans ses écrits
sur Tatline, le schéma évolutif de l'art moderne: l'impressionnisme-l'expressionnisme-le
cubisme-l'art réaliste de Tatline23.
Le sujet de l'expressionnisme en Russie revient à la mode. Point
de place ici pour en parler. Qu'il suffise de dire qu'autour de 1922,
il penétre dans les milieux littéraires russes. Tynianov
reprend l'avis d'un écrivain allemand, avec une satisfaction mal
dissimulée: on peut parler de l'expressionnisme parce qu'il n'existe
plus24.
Zamiatine qui édite en 1922-23 la revue Sovremennyj Zapad
témoigne d'une attitude semblable. A un moment il laisse meme la
liberté a quiconque d'appeler son programme artistique indifféremment
néo-réalisme, synthétisme ou expressionnisme25.
Il le fait a l'évidence a contre-cur.
Or il semble clair pour nous que la liste de caractéristiques
que Tchoukovski appliquait à Andreev et que Zamiatine présentait
comme impressionnistes correspondent en fait beaucoup plus à ce
que nous savons de l'expressionnisme. Déjà, les historiens
réorientent leur tir: un de nos premiers impressionnistes, Andreev,
est devenu avec la meme assurance un de nos premiers expressionnistes.
On parle déjà de la synthése que Zamiatine a opéré
entre le réalisme et l'expressionnisme26.
Devons-nous, pour être conséquents, taxer d'expressionniste
Tchékhov? On voit que l'usage des termes n'est pas innocent. Il
change notre interprétation du processus littéraire.
Une histoire critique qui confronterait les déclarations et les
usages terminologiques aux réalisations poétiques et plastiques
nous serait d'un grand secours; peut-être qu'en Russie l'impressionnisme
est-il vu comme plus subjectif et donc plus lyrique que l'expressionnisme,
ce qui déciderait de la longue domination d'un terme qui recouvre
une réalité plastique assez maigre, comparée a la
tendance expressionniste flamboyante.
Mais le probleme n'est pas de nommer ou renommer un inventaire de traits
plus ou moins arbitraire. Il est de voir, quel que soit son nom, le principe
fondateur et le potentiel évolutif d'une esthétique. Et
voici une voix autorisée, celle de Paul Klee: "Une conséquence
majeure de l'attitude expressionniste est
d'élever la construction
au rang de moyen d'expression
L'impressionnisme pur ignorait la
construction" 27. Le schéma
de Pounine montre l'évolution dans l'art en tant qu'interêt
croissant pour la construction.
On n'insistera pas sur l'importance des concepts de la construction et
des procédés constructifs pour la théorie formaliste.
En revanche, on rappellera l'opposition que Pounine fait entre la composition
et la construction du tableau. Elle concerne le probléme du mouvement.
Le dynamisme de la vie a été ordonne dans la tradition picturale
europeenne par une mise en harmonie recurrentielle a l'interieur d'un
espace pictural abstrait et symetrique. L'uvre cubiste romp avec
cette tradition. Elle affirme l'incommensurabilité de ses parties,
leur interaction en déséquilibre, au nom d'un mouvement
permanent en son sein. Contraire à la composition equilibree, "nous
appelons maintenant construction la disposition d'une uvre qui ne
l'améne pas au repos"28.
Il n'est pas aise de voir comment Zamiatine, dont l'écriture est
si construite, conçoit l'intégration de la construction,
qu'il conçoit a la maniére d'une trame architecturale statique
et largement préformée, à ce mouvement dans lequel
il reconnaît l'essence meme de l'énergie et qu'il semble
affirmer en tant qu'aspect musical de l'écriture. Une partie au
moins de ses difficultés proviennent, comme j'ai essayé
de le montrer, de l'usage du terme "impressionniste", qui ne
permet pas de poser de front la question de la construction.
Afin de comparer les principes zamiatiniens et tchékhoviens dans
leurs réalisations matérielles, j'ai soumis a l'ordinateur
et a son logiciel statistique les lexiques de Zemlemer et d'une nouvelle
de Tchékhov choisie à cause de sa notoriété
et de son éloignement thématique apparent: Le violon
de Rothschild.
Mes tentatives ont donné peu de choses, sinon que le coefficient
token/type mesurant la richesse lexicale est sensiblement le meme dans
les deux textes: il y est relativement bas, de l'ordre de 2,5 (ce coefficient
égale 1 lorsque le nombre de tous les mots d'un corpus égale
celui des mots différents). Ceci semble aller de soi pour les textes
zamiatiniens, tributaires d'un systéme de "réminiscences",
comme il dit, où répétition de mêmes éléments;
c'est plus surprenant pour le texte de Tchékhov. Si nous admettons
que les éléments à forte récurrence constituent
un réseau ordonnateur du texte, leur rôle constructif apparaît
comme évident. Dans ce cas et de ce point de vue, le texte de Tchékhov
est aussi fortement construit que celui de Zamiatine. De même, le
taux de récurrence lexicale (le nombre de mots différents
divisé par le nombre de mots revenant dans le texte plus de deux
fois) est presque identique dans les deux cas: 55,5 (Tchékhov)
et 55,8 (Zamiatine). Le mot le plus frequent, skripka chez Tchekhov,
revient 17 fois et est distribué dans le texte avec une grande
regularité. Chez Zamiatine, le mot le plus fréquent glaza
apparaît lui aussi 17 fois, moins reguliérement réparti.
On peut noter que le texte de Tchékhov comporte trés peu
d'adjectifs répétés (et peu en général),
ils sont plus nombreux chez Zamiatine (mais le rapport substantif-verbe
est semblable parmi les vocables les plus fréquents). Les différences
dans la structure grammatico-syntaxique sont bien plus longues à
exposer. En somme, rien de trop pertinent. Mais en faisant ce travail
j'ai remarqué dans la nouvelle de Tchékhov, le fait qui
m'avait échappe jusque là: le texte se déploie en
deux séquences divergentes, l'une narrative visant un enfermement
du personnage principal dans son opposition vis-à-vis du monde
et du monde juif et Rothschild en particulier, et l'autre qui améne,
à travers des indices textuels, une identification entre le même
héros et son opposant juif. Affublé d'un nom biblique, doté
du même amour avare pour l'argent et de la même mentalité
de comptable que les Russes attribuent traditionnellement aux Juifs, Jacob
subit face à l'aide-médecin les mêmes humiliations
qu'il fait subir à Rothschild. Il vit dans la peur perpétuelle
autant que ce dernier (trois fois le mot strax apparaît dans
le texte, accompagnant Rothschild, mais trois occurrences de strasnyj
- strasnye ubytki! - sont toutes associés à Jacob).
La couleur verte vient également marquer les deux personnages,
sans parler du violon qui determine leur équivalence. Le moment
de l'identification la plus spectaculaire est celui du monologue intérieur
de Jacob:
Zacem voobsce ljudi mesajut zit' drug drugu? Ved' ot etogo kakie ubytki!
Kakie strasnye ubytki! Esli by ne bylo nenavisti i zloby, ljudi imeli
by drug ot druga gromadnuju pol'zu.
Le russe ici dérive vers des intonations yiddish de bien meilleure
tenue que le jargon de Rothschild rendu d'une façon assez quelconque.
Ceci dit, l'ironie de la remarque finale neutralise la sentimentalité
excessive (trop yiddish?) du récit pour déstabiliser encore
mieux tant l'ancienne opposition que la récente identification.
En comparaison, le mouvement du récit zamiatinien de ce point de
vue est plus simple. Il n'est que renforcement de l'opposition mise en
place dés le commencement. Dans une telle structure, même
si les pôles s'inversent (ce qui n'est pas le cas dans Zemlemer),
les forces restent en équilibre.
Mais dans une construction dont l'équilibre se fonde sur l'opposition,
lorsque celle ci tend vers la confusion des deux champs en laissant un
pôle inoccupé, l'équilibre ne peut que se rompre ou
se maintient dans un état précaire de tension. C'est la
définition même de la construction dynamique selon Pounine:
l'asymétrie du monde en tension: la construction déconstruit
par le mouvement qui s'inscrit en elle. Le texte de Tchékhov est
donc bien plus moderne que celui de Zamiatine (si nous acceptons la fléche
conventionnelle du progrés que nous propose Pounine).
Zamiatine sentait bien, avec plus d'acuite que la plupart de ses contemporains,
cette modernité de Tchékhov. On peut penser qu'il allait
chercher de l'inspiration auprés de lui afin de mettre en mouvement
ses constructions néo-réalistes. S'il n'a peut être
pas entiérement réussi dans son entreprise, sa confrontation
avec Tchékhov s'avére d'une grande actualité: elle
permet de jeter une nouvelle lumiére sur quelques problémes
interessants de l'évolution littéraire.
***
1A.Remizov,
"Stojat' - negasimuju svecu. Pamjati E.I.Zamjatina", in.: id.,
Vstreci, Paris, 1981, p.252.
2K.Fedin, Gor'kij sredi nas, M., 1967, p.78.
3Ce "parfum" serait dû au théme de l'incommunication
entre deux êtres. Cf. A.Shane, The Life and Works of Evgenij Zamjatin,
Berkeley-Los Angeles, 1969, p.164.
4E.Zamjatin,
"Sovremennaja russkaja literatura", in: id., Socinenija, t.
IV, Munchen, 1988, pp.350-352, 360.
5"O sjuzete i fabule", ibid., p.395, 397.
6"Cexov",
ibid., p.162: "I, konecno, ot Cexova do sovremennogo nam novogo realizma
- prjamaja linija, kratcajsee rasstojanie",
7"O stile", "Instrumentovka", "O ritme
v proze", ibid., pp.581-599.
8"O sintetizme", ibid., p.288: "
oscuscenie
neobycajnoj stremitel'nosti, dinamicnosti nasej epoxi".
9B.Ejxenbaum, "O Cexove", in: id., O literature,
M., 1987, p.314: "Esli Gogol' stanovitsja sejcas blizok nam, esli
nase voobrazenie opjat', byt' mozet, nacinaet tjanut'sja k grotesku i,
osloznennoe Dostoevskim, sozdaet obrazy realisticeskoj fantastiki, to
ne mozet byt' blizok Cexov".
10Plus exactement, ils tenderont à valoriser le jeune
"Antocha Tchékhonté" au depens du Tchékhov
mûr.
11M. J.-C.Lanne
a rappellé, dans un de ses travaux, qu'une appréciation
assez semblable avait été faite en 1914, a l'occasion du
10e anniversaire de la mort de Tchékhov, par Maïakovski qui
tentait de récupérer ce dernier pour le compte de l'avant-garde.
12cf. S.Baluxatyj, "Stil' Cexova", in: id., Voprosy
poetiki, L., 1990, pp.80-83.
13Ju.Ajxenval'd, Siluety russkix pisatelej, M., 1906, p.238.
14B.Ejxenbaum, op.cit., p.318.
15Cf. M.Gersenzon, "Xarakter xudozestvennogo darovanija
Cexova" (1904), in: N.Pokrovskij, ed., A.P.Cexov v znacenii russkogo
pisatelja-xudoznika. Iz kriticeskoj literatury o Cexove, M., 1906, p.
24: "
Mjagkost' i obescvecivajuscij i nivellirujuscij vzgljad
na zizn',
kotoryj pridaet proizvedenijam Cexova ix neznuju akvarel'nuju
okrasku, etot carujuscij elegiceskij ton, sblizajuscij ego s Levitanom".
16Cf. V.Xlebnikov,
A.Krucenyx, "Slovo kak takovoe" (1913), in: Literaturnye manifesty,
Wilhelm Fink, München, 1969, p. 80: "
kartiny pisannye
molokom i kiselem".
17D.Merezkovskij, "O pricinax upadka i o novyx tecenijax
sovremennoj russkoj literatury", in: Literaturnye manifesty, p.16.
"
Esce Bodler i Edgar Poé govorili, cto prekrasnoe dolzno
neskol'ko udivljat', dolzno kazat'sja neozhidannym i redkim. Francuzskie
kritiki bolee ili menee udacno nazvali étu certu - impressionizmom".
18Cf. Broder
Christiansen, Philosophie der Kunst, Hanau, Clauss & Fedderssen, 1909,
S.309.
19V.Markov, The Russian Futurism. A History, London, 1969,
p.3-4.
20Sur l'impressionnisme de Tchékhov, cf. P.Debreczeny,
"Chekhov's Use of Impressionism in "The House with the Mansard",
in: R.Anderson, P.Debreczeny, eds., Russian Narrative and Visual Art,
U.Press of Florida, 1990 (avec biliographie). Sur la question de l'impressionnisme
en littérature cf. J. van Gusteren, Katherine Mansfield and Literary
Impressionism, Amsterdam, 1990.
21Sur le
bergsonisme et l'impressionnisme dans la litterature russe cf. Vl.Orlov,
Pereputja. Sb.statej, M., 1976; L.Usenko, Impressionizm v russkoj proze
nacala XX veka, Rostov-na-Donu, 1988; L.Usenko, "Nacalo impressionizma
v Rossii i filosofija intuitivizma", in.: E.Guro, Nebesnye verbljuzata,
Rostov-na-Donu, 1993.
22A.Hansen-Löve, Der russische Formalismus, Wien, 1978,
S. 63.
23N.Punin, O Tatline, M., 1994, p.37.
24Ju.Tunjanov, "Zapiski o zapadnoj literature" (1921),
in: id., Poetika. Istorija literatury. Kino, M., 1977. Sur la réception
de l'expressionnisme à cette époque, cf. commentaires de
M.Cudakova, ibid., pp.444-446.
25E.Zamjatin, "O sintetizme", in: ibid., p.289.
26Cf.,
p.ex., I.A.Kostyleva, "Tradicii i novatorstvo v tvorcestve E.Zamjatina
(sintez realizma i ekspressionizma)", in.: L.V.Polakova, ed., Tvorceskoe
nasledie Evgenija Zamjatina: vzgljad iz segodnja, I, Tambov, 1994, p.287.
27P.Klee, Théorie de l'art moderne, Paris, 1980, p.
10.26Cf.,
p.ex., I.A.Kostyleva, "Tradicii i novatorstvo v tvorcestve E.Zamjatina
(sintez realizma i ekspressionizma)", in.: L.V.Polakova, ed., Tvorceskoe
nasledie Evgenija Zamjatina: vzgljad iz segodnja, I, Tambov, 1994, p.287.
27P.Klee, Theorie de l'art moderne, Paris, 1980, p. 10.
28N.Punin,
op.cit., p.46: "Postroenie kartiny, ne privodjascee ee dvizenija
k pokoju, my casto teper' nazyvaem konstruktivnym".
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