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Dimitri Tokarev

L’absurde et les strategies narratives chez Samuel Beckett et Daniil Harms

Absurd and narrative strategies in Samuel Beckett and Daniil Harms
(Summary)

I analyze from the typological point of view the affinities between the works of Beckett and Daniil Harms (1905-1942), Russian poet, playwright and writer of the 1920-1930 who is often considered by critics an absurd author.  In his poetical research, Harms tried to find a way to illumination and to a broaden conscience. He intended to overpass the oppositions of sense and nonsense that make unity. The meaning he was trying to find was a sort of oversense transcending both. Beckett, in opposition with Harms, had no illusions concerning the transformation of the world : for him, only Nothing could liberate from the sin of existence. However, both had the same existential origins: in order to reach an alogical condition as well as Nothing it is necessary to refuse the discursive conscience and, as a consequence, mimetic text. Both reached the heart of the being: their reject of conscious practices that was realised by the immersion in the unconscious led them to the edge of life and death, of word and silence. In this intermediate state appeared the Literature of the absurd, not the one which expresses the anguish of everyday existence but the one which struggles against itself, which considers its one disappearance as unique salvation. It is this archetypal state which endangers not only the alogical literature but also the very possibility to find out a balance between the protection of writer’s identity and the need to devote oneself to the global universal word which becomes the only existing reality.
The main part of the article is devoted to the analysis of the different narrative practices in Beckett and in Harms which reflect the permanent struggle against the text led by two “absurd” writers. Both authors aspire to stop the discourse, to make holes in the text in order to make visible the void that hides behind it. The writer is confronted with a situation where, in order to destroy the world, he is obliged to destroy the text; but, in order to destroy the text; he must create a text on the destruction of the text.  Such texts as Beckett’s novel “The Unnamable” (1949) and Harms’ story “A blue note-book N 10” which opens his cycle “Incidents” (1933-1939) are started with only one purpose: to finish as quickly as possible and, having said all, become silent forever. In Harms the absence of personages and of events to be described makes hope that the story will exhaust its inner resources. This hope is however doomed to defeat: the deletion of the narrative structure of the text leads paradoxically not to its death but to a state that was baptized by Harms’ friend a philosopher Leonid Lipavsky “inorganic life”: it seems that there is nobody to speak about, the hero has lost all human traits but continue to exist. A text like this threatens with an awful proliferation, and its hero becomes a global, archetypal and unnamable creature. 
The struggle between the author and the text takes place inside the text: frequent ruptures of narration in Harms’ prose works – technique that finds parallel in Beckett’s novel “Malone dies” – are best evidence of this confrontation. The other techniques of destruction of the normal narration that we can find in Harms as well as in Beckett are the followings: inversion of the order of events, a disproportioned enlargement of insignificant details, the communication put in doubt and often reduced to simple exclamations and interjections, unfinished texts, mechanization of narrative devices.

 

***

« …Seules m’interessent les "absurdites", ce qui n’a aucun sens pratique. La vie ne m’interesse que quand elle se manifeste de maniere absurde », ecrit dans son journal en 1937 Daniil Harms, poete, ecrivain et dramaturge russe (1905-1942). Et il continue plus loin : « L’heroisme, le pathos, le courage, la morale, l’hygiene, les valeurs, l’attendrissement et l’audace sont pour moi des mots et des sentiments detestables. Mais je comprends et respecte tout a fait : l’enthousiasme et le ravissement, l’inspiration et le desespoir, la passion et la discretion, la debauche et la chastete, la tristesse et le chagrin, la joie et le rire »1.

       La meme annee Samuel Beckett (1906-1989), poete irlandais et futur ecrivain et dramaturge bilingue, termine enfin, apres plusieurs annees de travail, son premier vrai roman « Murphy ». Le heros de cette oeuvre – dublinois sans famille et sans profession – mene une vie etrange, illogique, absurde du point de vue du petit bourgeois. Incite par son amante a abandonner son mode de vie habituel – il aime a se balancer tout nu sur un rocking-chair – il entre comme infirmier dans un hopital psychiatrique et finit par se sentir de plus en plus proche des malades qu’il garde. Sa mort ne semble pas moins absurde que sa vie : il meurt carbonise suite a un accident de gaz. Sur son lit de mort il est entoure par les gens qui le connaissaient ou, plus exactement, il leur est oppose encore plus que durant sa vie : lui, il est mort, eux, ils sont vivants. Detail important : au moment de l’accident, Murphy est completement nu, cette nudite ne pouvant signifier autre chose qu’une liberation des liens qui le retenaient dans la vie controlee par les autres. La mort – une valeur supreme dans l’univers beckettien – lui est accordee car il etait absurde dans sa solitude et son degout profond pour l’existence « normale ». Sa mort absurde suit donc sa vie absurde, en decoule, mais, pourtant, toutes les deux ne sont absurdes que du point de vue exterieur qui se determine comme la norme, comme la valeur positive a partir de laquelle se construit toute l’echelle des valeurs. C’est pour leur positivite reconnue unanimement par la majorite, pour leur caractere marque que Harms deteste l’heroisme, la morale et les autres valeurs, y compris l’hygiene.
Avant de parler de l’absurde comme categorie de texte, essayons d’abord d’eclaircir le terme « absurde » lui-meme. L’absurde est toujours, pour employer le terme de Barthes, un « contre-sens » qui renvoie au « sens », de meme que ce dernier ne peut exister qu’a condition qu’il existe quelque chose qui lui est oppose2. Ainsi, la notion de l’absurde est indissolublement liee avec celle de la norme. Dans ses recherches d’une poetique menant a un etat d’eclaircissement et de surconscience, Harms espere trouver un moyen pour depasser cette opposition. Le sens, que Harms recherche obstinement, est justement ce sens adamique qui manifeste la parfaite communication de Dieu et de l’homme dont le langage n’est pas celui des sens fabriques par la raison discursive mais celui d’avant la reflexion. Le sens adamique ou divin n’est, pour etre rigoureux, ni sens ni non-sens car il transcende cette division qui temoigne de la chute de l’homme de la sphere de l’eternel dans la temporalite. C’est plutot, si l’on utilise le terme de Barthes, le hors-sens qui coincide avec le sens total, cette plenitude initiale qui se scinde en deux des que le monde commence a exister.
Les membres du mouvement « OBERIOU » (« Association pour un art reel ») auquel appartenait egalement Harms appellent, dans leur Declaration, a une perception nouvelle, libre des restrictions imposees par la raison discursive : « Regardez l’objet avec un ?il nu, et vous le verrez pour la premiere fois debarrasse de sa vetuste dorure litteraire. Vous allez peut-etre affirmer que nos sujets sont ?ir-reels?, ?il-logiques? ? Et qui a dit que la logique « quotidienne » etait obligatoire pour l’art ? »3. Il est significatif que pour le spectateur un tel objet se presente comme « illogique » car sa perception se determine pleinement par sa position exterieure par rapport a l’?uvre d’art ; ainsi, l’illogique du tableau renvoie obligatoirement a la logique propre a celui qui le contemple. Si on imagine, pourtant, une situation ou il n’y a pas de spectateur exterieur, la situation change radicalement : le tableau acquiert sa propre logique qui ne renvoie a rien d’autre, c’est bien la logique qui depasse toute opposition, la « logique alogique », comme le dit Yakov Drouskine, philosophe et ami de Harms. Ainsi, l’alogique transcende la relativite, il est une realite absolue. C’est sous la forme d’une folie que l’alogique se presente souvent aux autres. Etre alogique veut dire etre en quelque sorte fou, le sort de Harms qui meurt en detention psychiatrique en temoigne d’une maniere evidente. On rappellera tout de suite que le theme de la folie n’est pas absent de l’?uvre beckettienne, que le heros de l’ecrivain francais a une predilection apparente pour les asiles d’alienes mentaux. Murphy, protagoniste de son premier roman, aspire a ressembler a un patient, M. Endon, qui jouit d’un affranchissement de la realite exterieure touchant a l’absolu. De fait, ce n’est que le regard exterieur qui le rend fou. Lui, il vit dans l’alogique qui transcende toute opposition de folie et de normalite. La figure de M. Endon, plutot mort que vivant, se revele comme un pole d’attraction pour tous les personnages beckettiens qui ne songent qu’a acceder au non-etre, au vide absolu precedant tant leur propre naissance que la creation du monde. Progressivement, ils s’approchent de l’intuition suivante : afin de mourir il faut renoncer non seulement aux yeux qui regardent dehors mais egalement a ceux qui regardent dedans, il faut renoncer a l’habitude de preter l’oreille a sa propre voix et de s’adonner au chaos des mots qui dissolvent le moi. Ainsi on peut passer du « silence qui est fait des mots » a celui qui est egal au mutisme complet d’un protozoaire, decrit effectivement dans le roman beckettien « Comment c’est » (1960), qui n’a plus de bouche, plus d’oreilles, plus d’yeux.
On se rappelle que du point de vue medical l’alogie c’est aussi la perte de la parole ; le silence de celui qui l’a perdue est autosuffisant comme l’est le Dieu « apathique », « athambique », « aphonique » de Lucky dans « En attendant Godot » (1948). Pourtant le danger principal se cache justement dans le passage des mots devenus impersonnels, neutres au silence du neant ; la perte du « je » trouvant son expression dans le chaos textuel contient une menace d’enlisement dans les masses amorphes de l’inconscient auquel, au niveau ontologique, correspond l’etre-en-soi, l’etre d’avant la division, l’etre impersonnel. Cette menace est bien reelle non seulement pour la quete de la mort menee par le heros beckettien mais aussi pour la demarche poetique de Harms, demarche qui visait paradoxalement non pas la mort mais la vie, cette realite premiere ou le monde se presente dans sa purete initiale. Si pour Beckett l’alogie est donc source de mort, pour Harms elle est source de vie. La perte de la parole n’est ainsi pour le poete russe qu’une etape, quoique necessaire, de ses recherches du sens alogique : il faut, certes, devenir muet, puisque c’est le langage quotidien qui empeche de s’echapper des conventions de la raison logique ; mais apres la parole est recouvree de nouveau, bien qu’il s’agisse cette fois-ci de la parole non-reflexive, proche du Logos alogique de la divinite. Alors que la tache supreme de Beckett est de faire en sorte que tout soit mort et silencieux comme une pierre, celle de Harms est de faire parler la pierre, de la vivifier. De meme, si Beckett aspire a l’uniformite de l’etre qui nie toute possibilite d’emergence d’une vie separee, a la blancheur de la page vide qui ne renvoie plus a aucune couleur, Harms reve d’un monde en couleurs, d’un monde qui soit heterogene en gardant cependant une unite interne.
D’autant plus amere s’est averee la deception qui s’est abattue sur le poete russe au cours des annees trente. Certes, le monde impur de la quotidiennete s’est avere plus dur qu’il ne le pensait, mais la veritable cause de l’echec du projet harmsien, il faut la chercher dans le fait qu’il est alle au centre meme de l’etre mais n’y a trouve que de l’existence deshumanisee, amorphe, visqueuse. La poesie qui devrait etre a la fois globale et personnelle s’est transformee en une prose ou la particularite de chaque fait divers ne dissimule nullement son essence anonyme, l’aspiration a la creation theurgique a cede la place a la necessite de mettre fin a la parole proliferante. En cela, sa prose ressemble d’une maniere frappante a l’oeuvre de Beckett : toutes deux se presentent comme un reflet fidele des recherches incessantes pour arreter la parole, pour trouer le texte au point qu’apparaisse le vide qui se cache derriere lui.
Chez Harms il ne s’agit plus de la mort a laquelle succede la nouvelle naissance dans un corps purifie ; l’obtention du neant est impossible sans le retour dans le sein maternel qui se manifeste en tant qu’elimination de sa propre naissance et de la naissance du monde. « L’art veritable est au rang de la realite premiere, il cree le monde et se trouve etre le reflet premier de celui-ci », ecrit Harms en 1933, a l’epoque cruciale pour son ?uvre4. Les reves de vers reels cederont bientot leur place a la prose qui ne se limite pas a refleter le monde encrasse de l’existence quotidienne, mais qui le genere elle-meme en effacant la frontiere entre la realite du monde et celle du texte. L’ecrivain se trouve dans une situation ou, pour detruire le monde, il faut detruire le texte car le texte est le monde et le monde est le texte. Mais pour detruire le texte, l’ecrivain est oblige de creer un texte sur la destruction du texte. Or, l’?uvre entiere de Beckett se sert d’un exemple parfait de cette conclusion paradoxale. Il suffit de comparer, pour s’en persuader, le roman de Beckett « L'Innommable » (1949) et le recit harmsien « Cahier bleu N° 10 » qui ouvre le cycle « Faits divers » (1933-1939). Citons ce texte in extenso :

« Il etait une fois un homme roux, qui n’avait pas d’yeux ni d’oreilles. Il n’avait pas non plus de cheveux et c’est par convention qu’on le disait roux.
Il ne pouvait parler car il n’avait pas de bouche. Il n’avait pas de nez non plus.
Il n’avait meme ni bras ni jambes. Il n’avait pas de ventre non plus, pas de dos non plus, ni de colonne, il n’avait pas d’entrailles non plus. Il n’avait rien du tout ! De sorte qu’on se demande de qui on parle.
Il est donc preferable de ne rien ajouter a son sujet »5.

Au fond, le texte en question n’est pas un « fait divers » ; tout au contraire il est quelque chose qui lui est completement oppose : or, le recit est commence juste pour terminer le plus vite possible, pour qu’il ne reste rien a dire. L’absence de personnages, l’absence d’evenements a decrire donne espoir en la disparition du texte et, par consequent, en l’obtention du repos du neant. Cet espoir est cependant voue a l’echec : l’effacement de la structure narrative du texte mene d’une maniere paradoxale non pas a sa mort mais a l’etat que l’ami de Harms philosophe Leonid Lipavski a baptise la vie inorganique : il parait qu’il n’y a plus personne de qui parler, le heros a perdu tous traits humains mais continue pour autant a exister. Un tel texte menace de proliferation inquietante, de meme que son heros devient un etre global, archetypal, qui s’agrandit jusqu’a prendre des dimensions terrifiantes. L'Innommable dit a ce propos : « Mais meme sans obstacles, passe l’equateur il me semble qu’on devrait se remettre a tourner vers le dedans, par la force des choses, tout en continuant son chemin, j’ai comme ca dans l’idee. A l’instant dont je parle, ou je me suis pris pour Mahood6, je devais etre en train de boucler le tour du monde, je n’en avais peut-etre plus que pour quelques siecles. Mon delabrement physiologique parlerait en faveur de cette hypothese, j’avais peut-etre laisse ma jambe dans l’ocean Pacifique, que dis-je peut-etre, je l’y avais laissee, au large de Sumatra, aux jungles rouges de rafflesie puant la charogne, non, ca c’est l’ocean Indien, quelle encyclopedie, enfin par la »7.
Une existence de la sorte est amorphe, illimitee, on peut en parler infiniment, ce qui fait peur a Harms en l’incitant a revenir aux « faits divers » – c’est bien le nom du  second texte du cycle. Desormais, l’ecrivain compte non pas sur le fait qu’il n’y aura rien a dire mais sur le fait que, s’il est oblige de parler, il pourra mettre fin a la narration ayant termine son texte. « En fait les personnages existent tant qu’ils sont dans son champ de vision, sinon ils quittent la narration, quand ce n’est pas la narration qui les expulse »8, note Jean-Philippe Jaccard. Ce serait ainsi, si la disparition d’un personnage ne suscitait pas la naissance d’un nouveau heros qui ressemble tellement au personnage elimine que l’on peut parler d’un seul et meme personnage qui passe d’un texte a l’autre. Il se produit une « deuxieme naissance » mais pas celle dont revait le poete, et – une nouvelle naissance du texte qui promet d’etre interminable.
En cela les personnages harmsiens ressemblent aux « cadeaux imparfaits » dont il parle dans le texte de 1939 « Traite plus ou moins a partir de l’abrege d’Emerson ». Les cadeaux imparfaits nous enlisent dans le monde des liens de causes a effets, alors que les cadeaux parfaits les rompent en raison de leur esprit absolument non utilitaire. En d’autres termes, l’essence d’un cadeau parfait consiste dans le fait qu’il met fin a la proliferation des objets petris dans leur materialite brutale. C’est pourquoi « seront toujours des cadeaux parfaits les parures sur un corps nu, tels les bagues, les bracelets, les colliers, etc. (etant entendu, bien sur, que celui qui a sa fete n’est pas mutile), ou encore des cadeaux comme, par exemple, un petit baton, a un bout duquel seraient fixes une petite boule en bois et a l’autre un petit cube en bois »9.
On comprend pourquoi la disparition d’un ou de plusieurs objets parfaits ne change rien : chaque element de leur systeme se revele comme un phenomene autonome qui ne depend pas d’autres elements qui l’entourent ; l’elimination d’un seul objet imparfait  trouble en meme temps tout le systeme.
J.-Ph. Jaccard note justement que si on applique les speculations de Harms a son ?uvre litteraire nous aurons affaire a l’eloge « de la destruction des categories grammaticales traditionnelles, lesquelles representent elles aussi un systeme d’obligations successives qui relevent de la raison et qui entravent les processus de la connaissance »10. A notre avis, certaines particularites de la prose harmsienne et, essentiellement, la tendance a ne pas finir le texte doivent etre examinees dans ce contexte meme. Ceci dit, en interrompant abruptement la narration Harms essaie d’empecher la proliferation du texte a chaque point duquel peut apparaitre un « petit systeme-branche derive »11, c’est-a-dire un nouveau texte, une nouvelle histoire. Le tragique de la situation consiste dans le fait qu’ayant entame le texte l’ecrivain n’aspire point a le finir ; par contre, il veut ecrire en creant des oeuvres « pures », « parfaites ». De fait, il ne veut ecrire que de la poesie mais c’est la prose qui fait irruption dans son ?uvre. La main du poete tend vers la plume pour reproduire ses pensees sur l’art mais elle se heurte contre la realite peu attrayante de violence, d’impurete et de stupidite : « Un jour je suis sorti de chez moi pour aller a l’Ermitage. J’avais la tete pleine de pensees sur l’art. J’allais par les rues en essayant de ne pas preter attention a la realite peu attrayante »12, ainsi finit ce texte qui n’a pas reussi a commencer.
On comprend alors que la cause de la rupture de la narration se cache non pas dans l’impossibilite de continuer mais dans l’absence du desir de le faire. Quant a Beckett, les transformations considerables du texte traditionnel ont deja lieu dans son deuxieme roman, « Watt » (1942-1944), ce qui se manifeste avant tout dans la violation de la suite des evenements et, par consequent, de la structure interne du texte : « De meme que Watt raconta le debut de son histoire, non pas primo, mais secundo, de meme tertio, et non pas quarto, il en raconta maintenant la fin. Deux, un, quatre, trois, voila l’ordre dans lequel Watt raconta son histoire »13, ainsi commence le quatrieme et dernier chapitre du roman qui devrait etre normalement le troisieme. L’emplacement des deux parties de « Molloy » (1947-1948) temoigne du meme phenomene ; quant a « Malone meurt » (1948), cet ouvrage est bigarre de phrases inachevees qui trouent sa texture meme. Il est a noter que ces lacunes ont une nature completement differente par rapport au procede connu qui consiste en la perte d’un morceau du texte annoncee par l’auteur ou, plus souvent, par celui qui pretend de ne pas l’etre et de ne faire que publier le manuscrit trouve : ce procede est employe dans « La Nausee » (1938), le roman qui enfreint certains mecanismes de la narration habituelle, et apparait egalement dans « Watt »14. Si les pertes susnommees sont dues a des evenements exterieurs au texte, les ruptures de « Malone meurt » temoignent d’une absence de volonte de l’auteur de continuer, de son aversion et effroi meme, comme nous le montre la citation suivante : « Sapo aimait la nature, il s’interessait a
C’est affreux »15.
La lutte entre l’auteur et le texte se passe ainsi a l’interieur du texte meme qui resiste aux efforts de l’auteur de couper court a la narration, de trouer le texte a tel point qu’il expire ; la narration, apres la rupture, se reprend impitoyablement : « Sapo aimait la nature, s’interessait aux animaux et aux plantes et levait volontiers les yeux au ciel, de jour et de nuit ».
Si nous revenons a la prose harmsienne, nous verrons que pour interrompre le texte a demi-mot ou pour le couper court il emploie un de ses moyens preferes de cessation de la narration (« c’est tout », « c’est la en fait toute l’histoire » etc.). Ainsi il tente d’en faire un objet parfait menant une existence autonome. La cause de cela est simple : l’elimination d’un objet imparfait n’exerce aucun influence sur la materialite du monde objectif car a la place de l’objet detruit apparait tout de suite un objet nouveau demontrant par cela meme la capacite du systeme de s’autoregenerer. Le caractere autonome de l’objet parfait sous-entend tout au contraire que son elimination sera definitive. Il est interessant que ses oeuvres poetiques, Harms les terminait egalement souvent par une expression « c’est tout » qui exercait, dans ce cas-ci, une fonction differente : si, dans la poesie, Harms met « c’est tout », il souligne ainsi qu’il a dit tout ce qu’il voulait, qu’il a cree un texte-microcosme dans lequel se reflete la purete de l’univers. Quant a la prose, elle temoigne d’une chose opposee : Harms termine hativement le texte quoiqu’il lui reste quelque chose a dire et que l’histoire ne fasse que commencer.
On pourrait repliquer que beaucoup de textes sont construits comme une miniature ou l’auteur fixe un evenement dont la description epuise le texte. C’est bien le cas, en premiere vue, de « Fait divers arrive a Petrakov » et d’autres recits de la sorte. Il est curieux, pourtant, que la description d’un seul evenement peut provoquer un flux de faits divers que l’ecrivain ne reussit pas a fixer car ils alternent tres vite en menacant de faire trainer la narration jusqu’a l’infini. Ce phenomene apparait de maniere tres claire dans le recit « Faits divers » ou l’auteur est oblige d’inventer une sentence pour mettre fin a une avalanche de phrases construites selon le meme modele. Nonobstant, cette sentence a un rapport assez vague a la narration precedente.
J.-Ph. Jaccard dit que les textes prosaiques de Harms demontrent une  telle fragmentation de la vision que le narrateur n’est capable de voir que des parties isolees de la realite16. A notre avis, l’etat des choses est un peu different : en coupant le texte l’auteur veut eviter justement la vision elargie, il veut rompre la narration pour ne pas dire tout ce qu’il voit car la fragmentation du texte ne signifie aucunement la fragmentation de la vision. Harms, en tant que poete des objets reels, ne peut pas fermer les yeux et continue a regarder le monde avec une attention soutenue (d’ou la richesse des details concrets), mais le desir de voir le monde tout entier a la fois lui joue une mauvaise plaisanterie : la tentative de sortir au niveau plus profond ou le monde perd ses contours habituels mene a son erosion, a la transformation du monde en un magma amorphe et visqueux. Il n’est pas etonnant que cette existence fluide, qui existe « illegalement », inspire un effroi : « C’est mieux de ne pas en parler », ainsi se termine « Cahier bleu N° 10 » paralyse par la terreur devant l’existence « conventionnelle » de l’homme roux17.
Le fait qu’il n’est pas trop simple d’en finir avec la narration devient evident a l’analyse detaillee des oeuvres dans lesquelles « l’inachevement, comme procede, a tendance a se repandre a toute la composition et se trouve eleve au rang de principe constructif, dans le sens ou ce n’est plus l’ensemble de la narration qui est touche, mais chacune des parties qui la compose »18. Ainsi, chacune des cinq parties du texte « Cinq histoires inachevees » (1937) se termine par un avertissement de l’auteur qu’il passe a l’histoire suivante, qui n’a rien a voir, a premiere vue, avec celle qui precede, coupee par la decision volontaire du narrateur. Il est clair en meme temps que si la deuxieme et la troisieme histoires sont liees entre elles par le motif commun de l’alcool, le personnage unique qui passe de la troisieme a la quatrieme et ensuite a la cinquieme histoire, temoigne avec une evidence encore plus grande que la decision de couper court au texte ne garantit pas la fin de la narration19. Le fait que le meme texte se compose de plusieurs parties se revele dans cette optique aussi remarquable. C’est en essayant de se debarrasser du texte que l’ecrivain se trouve contraint a entamer un nouveau recit qui a pour but l’annihilation de l’ouvrage abandonne tout a l’heure. Cela ressemble a la construction d’un barrage : l’ecrivain passe brusquement a l’autre histoire de peur que l’histoire precedente ne commence a se developper. De fait, la maniere dont Harms commence habituellement ses oeuvres prosaiques doit etre examinee dans la meme perspective : le debut du texte ne correspond pas au debut de l’histoire que Harms entame a n’importe quel endroit, sauf au debut. D’apres Jaccard, ce qui est raconte dans la premiere histoire se manifeste comme la fin d’un evenement dont on ignore le commencement20. Cette affirmation, elle-meme tout a fait fondee, exige cependant une petite correction : si nous l’ignorons, cela ne veut pas dire automatiquement que l’auteur souffre d’une meme ignorance. On peut supposer, par contre, qu’il omet consciemment le debut de l’histoire avec le seul but de l’arracher hors du contexte et de la representer en tant qu’evenement autonome. Toutefois, l’histoire a une tendance a se developper, a se repandre dans le temps et l’espace, et le narrteur n’a plus qu’a entamer une autre histoire pourvu que l’histoire precedente expire. Ainsi, il se trouve dans une situation paradoxale qui ressemble beaucoup a celle du heros de la trilogie beckettienne: il est oblige de continuer pour pouvoir se taire ou, pour employer les paroles de L’Innommable, il doit parler pour trouver des mots qui puissent nommer le silence, le vrai silence, non pas celui qui est fait de mots et qui ne dure pas, mais le silence dans lequel les mots deviennent enfin inutiles et meurent en se transformant en eternite du rien.
J.-Ph. Jaccard a raison quand il dit que l’impossibilite de finir se presente dans l’?uvre harmsienne en tant qu’incapacite endemique21. L’impossibilite d’eliminer le personnage, d’arreter la narration, se determine au bout du compte par une existence illegale qui desarme la mort meme. La matiere inorganique ou plongent les personnages des deux auteurs se presente pour eux en tant qu’incarnation de la force feminine enlisant l’homme dans le processus de l’autoregeneration. Une petite piece anonyme de Harms, ecrite en 1933, est tres caracteristique de ce point du vue. C’est un dialogue entre Koka Brianski et sa mere a qui il annonce qu’il va se marier. Pourtant le dialogue ne se produit pas, la communication n’a pas lieu, et cela a cause de la mere qui decompose la parole a tel point qu’elle devient un amas de sons insenses :

« La mere : Qu’est-ce que tu dis ?
Koka Brianski : Au-jour-d’hui-je-me-marie !
La mere : Ma ? C’est quoi Ma ?
Koka Brianski : Ma-ria-ge !
La mere : Ge ? C’est quoi ge ?
Koka Brianski : Pas ge, ma-ria-ge !
La mere : Comment ca, pas ge ?
Koka Brianski : Pas ge, voila tout !
La mere : Quoi ?
Koka Brianski : Mais pas ge ! Tu comprends ? Pas ge !
La mere : De nouveau ce ge. Mais pourquoi donc ce ge ?
Koka Brianski : Zut, alors ! Ma et ge ! Mais qu’est-ce que c’est ? Tu ne comprends pas que dire simplement Ma est absurde.
La mere : Qu’est-ce que tu dis ?
Koka Brianski : Je dis que Ma est absurde ! ! !
La mere : urd ? »22.

Selon la juste remarque de M. Iampolski, « l’evenement du discours presuppose un certain temps dans lequel il se deploie. La mere s’avere notamment sourde a la continuite du discours. Elle est incapable de le percevoir dans le temps, comme un evenement ayant une duree »23. En effet, la mere decompose la parole en des sons inarticules en exprimant ainsi son rejet du discours mimetique qui est, par excellence, celui qui a une continuite. Si on se souvient que Harms fondait sa poetique sur le refus de la duree, on comprend que la parole decomposee de la mere de Koka Brianski ne se manifeste que comme une autoparodie de la poetique harmsienne meme. Au fond, Harms n’a pas pu surmonter la force d’une parole decomposee, non individuelle. L’impuissance devant une telle parole se traduit egalement par l’incapacite de finir le texte. De ce point de vue, nous ne sommes pas d’accord avec M. Iampolski qui affirme que l’incapacite du discours a etre un evenement determine l’incapacite du texte a se deployer. Tout au contraire, une ?uvre, comme celle que nous venons de citer, est potentiellement infinie, interminable, la parole pouvant etre decomposee a l’infini. C’est cette « magmatisation » du texte, sa stabilisation, voire l’eternisation meme, qui le rend absurde. Si Harms voulait transformer l’absurde de la vie quotidienne en l’alogique du monde purifie, il s’est trouve, a l’instar de Koka Brianski, devant sa degenerescence en absurde de l’etre-en-soi. Or, meme si l’evenement du discours ne se produit pas, le silence ne surgit pas non plus ; par contre, le discours persiste sous une forme de parole epanchee, donc encore plus dangereuse pour l’ecrivain.
Le geste par lequel se termine la petite piece harmsienne est assez symbolique : pour mettre fin a la proliferation de la parole Koka Brianski etouffe sa mere. En sentant qu’il commence a perdre son identite sous la pression de l’inconscient il prefere l’eliminer pour pouvoir rentrer dans la surete de la conscience. Nous avons deja remarque que le deuxieme recit du recueil « Faits divers » qui suit directement le « Cahier bleu N° 10 » se caracterise par le brusque changement de la position du narrateur : si dans le « Cahier bleu » il se sent submerge par la narration, la fixation des faits divers a laquelle il revient dans le deuxieme recit lui permet de s’exterioriser par rapport a la narration, d’occuper une position d’observateur qui n’est pas inclus dans l’histoire. M. Iampolski note, en s’appuyant sur la conception de G. Simmel, que si l’Histoire se presente a nous en tant que continuite, ce continuum historique apparait, en meme temps, comme la totalite des evenements – « atomes historiques ». Iampolski explique que l’Histoire se revele ainsi comme le resultat de l’abstraction de la realite, tandis que l’approche de la realite « detruit les formes de la division du continuum temporel et dissout l’histoire entierement »24. Tout evenement isole, pris sans rapport avec la notion collective, cesse d’etre historique en tombant hors du temps. Il se replie sur sa propre individualite qui pourtant se montre elle aussi ephemere, l’extraction de l’evenement hors du contexte historique le nivelant en quelque sorte : or, n’importe quel episode d’un evenement historique peut etre transpose a un autre endroit, a une autre epoque. Un evenement se transforme ainsi, dit Iampolski, en un « fait divers » qui peut se produire n’importe ou et n’importe quand ; les faits divers sont du meme coup individuels et impersonnels et leur protagonistes sont facilement interchangeables.
Voici un bel exemple d’un texte pareil ou l’H/histoire se desagrege en une multitude d’atomes :

« Je me suis etrangle avec un os de mouton.
On m’a pris sous les bras et on m’a sorti de table.
Je me suis mis a reflechir.
Une souris a passe par la.
Apres la souris courait Ivan avec un long baton.
Une vieille curieuse regardait par la fenetre.
En passant pres de la vieille, Ivan lui a envoye un coup de baton sur la gueule »25.

Alexandre Vvedenski, poete et ami de Harms, parle dans ses textes du phenomene de « scintillement » : « Si l’on efface les chiffres de la montre, si l’on oublie les fausses appellations, alors peut-etre le temps acceptera-t-il de nous reveler son doux torse et de se presenter lui-meme en pied. Qu’une souris courre sur une pierre. Ne fais que compter chaque pas, mais oublie le mot ?chaque?, le mot ?pas?. Des lors chacun de ses pas est pour toi un mouvement nouveau. Puis, lorsque tu ne percois plus - ce qui est normal - la suite de ses mouvements en tant qu’entite, ce que par erreur tu appelais le pas (tu avais confondu le mouvement et le temps avec l’espace, en les superposant de facon injustifiee), le mouvement en vient a se diviser et arrive presque a zero. Le scintillement commence. La souris se met a scintiller. Regarde autour : le monde entier scintille comme la souris »26.
Harms fait la meme chose : il brise le texte en des parties isolees qui sont toutes des commencements. Le texte ne peut progresser car il est compose de debuts d’histoires. La destruction de la structure narrative provoque un scintillement voire un pietinement sur place ou le mouvement se stabilise dans le voisinage du zero sans pouvoir jamais l’atteindre.
Ainsi, pour commencer a etudier une epoque il est indispensable de la detacher du flux temporel ou les evenements se cramponnent l’un a l’autre, il faut stopper pour ainsi dire le temps. Cela n’est possible que si l’historien occupe la position d’un observateur qui ne est pas engage lui-meme dans les evenements qui l’interessent ; c’est une position donc atemporelle, antihistorique par excellence. En se limitant de la narration, Harms occupe, de fait, une position analogue : il observe ce qui se passe dans une sorte de vacuum atemporel, d’ou l’impression que ses histoires, malgre le fait qu’elles sont souvent chargees de details se rapportant a la realite sovietique des annees trente, ne sont pas enracinees dans le temps concret. Ainsi Harms se flatte d’avoir prise sur ses textes : en les extirpant du continuum il espere pouvoir les achever de meme qu’il les a commences. Cependant, il court le risque de se perdre dans la multitude de petits details qui renvoient constamment a d’autres details qui menacent d’un nouveau deploiement de l’histoire. Harms commence a perdre de nouveau son pouvoir sur le texte et se voit oblige de commencer un autre pour faire arreter le precedent, pratique que l’on peut comparer a la construction des barrages.
La prose harmsienne temoigne d’une condition surprenante : c’est comme si l’ecrivain et le texte se trouvaient l’un en face de l’autre dans un vacuum atemporel et aspatial. De meme que l’histoire n’existe que par rapport a sa presence en tant qu’observateur exterieur, l’ecrivain n’existe que par rapport a la presence de l’histoire.
Il est symptomatique que les « histoires » qui font partie de plusieurs textes de Beckett jouent un role assez semblable. Ceci dit, le personnage principal, qu’il s’agisse de Malone, de L'Innommable ou bien de Winnie (« Oh les beaux jours », 1960-1961), racontent, apparemment, l’histoire de quelqu’un d’autre en adoptant ainsi une position exterieure par rapport a la narration. Toutefois, on s’apercoit qu’il s’agit plutot de leur passe a eux qu’ils evoquent en en parlant a la troisieme personne. Par cela, ils poursuivent une double tache : premierement, ils tentent de se debarrasser du passe pour pouvoir parler au present, parler de leur condition immediate, ce que l’on peut determiner comme une sorte d’expiation des possibles. Deleuze definit cette maniere d’assigner la voix a un autre comme la langue II, la langue I etant « langue atomique, disjonctive, coupee, hachee, ou l’enumeration remplace les propositions, et les relations combinatoires, les relations syntaxiques : une langue des noms »27. Mais si l’on espere epuiser le possible avec les mots, il faut avoir un metalangage, langue II, qui permette d’epuiser les mots memes. « Pour epuiser les mots, continue Deleuze, il faut les rapporter aux Autres qui les prononcent, ou plutot les emettent, les secretent, suivant des flux qui tantot se melangent et tantot se distinguent »28.  Mais, dans le meme temps, le fait d’avoir assigne sa voix a un autre a une fonction de plus : l’emploi de la troisieme personne aide a differer le moment ou il faudra se dissoudre dans un etre indifferencie, anonyme : tant qu’il y a des histoires, il y a quelque chose qui  est exterieur  par rapport au personnage principal, ce qui lui permet de garder les derniers restes de la conscience, bien que leur perte se manifeste deja comme une demarche inevitable.

*****

La prose harmsienne se revele donc comme une parodie cruelle de sa poetique de la purification du monde et de la parole qu’il a commence a elaborer dans la premiere moitie des annees vingt. Beckett, a l’oppose de Harms, n’avait pas d’illusions en ce qui concerne la transformation du monde ; pour lui, seul le neant pourrait liberer du peche d’exister. Tous deux sont partis pourtant des memes premisses : pour atteindre un etat alogique aussi bien que pour atteindre le neant, il est indispensable de renoncer a la conscience discursive et, par consequent, au texte mimetique, propre a la tradition litteraire. Tous deux se sont vus acceder au c?ur meme de l’etre : le refus des pratiques conscientes qui s’est traduit par l’immersion dans l’inconscient, les a amenes a la frontiere de la parole et du silence, de la vie et de la mort. Dans cet etat frontalier est nee la veritable litterature de l’absurde, non pas celle qui exprime l’angoisse de l’existence quotidienne, mais celle qui se bat contre elle-meme, qui voit l’unique salut dans sa propre disparition, son propre neant. C’est cet etat indifferencie qui represente le danger essentiel non pas seulement pour une litterature qui s’est proposee d’atteindre l’alogique mais aussi pour la possibilite meme de trouver un equilibre entre la preservation de la personnalite de l’ecrivain et la necessite de s’adonner a la parole globale, universelle qui devient la seule realite existante. C’est donc l’incapacite de finir qui rapproche, en derniere analyse, les oeuvres de Beckett et les textes en prose de Harms, si differents qu’ils puissent paraitre a premiere vue.
On connait l’attitude soigneuse de Harms face a ses textes ; Yakov Drouskine l’explique par le fait que Harms comprenait qu’il faudrait repondre devant Dieu de chaque mot prononce ou ecrit. Mais comment peut-on alors expliquer le fait que l’ecrivain gardait egalement les oeuvres ou regnent la violence et la cruaute ; c’est d’elles qu’il devrait repondre en premier lieu ? Nous pourrions proposer la reponse suivante :  l’evolution creatrice de Harms l’a amene en un etat ou il tombe sous la dependance de son propre texte sans pouvoir s’en liberer.
Tout au contraire, les derniers textes de Beckett font penser qu’il a reussi a surmonter la force enlisante de la parole ininterrompue. Il y passe, si on adopte la terminologie de Deleuze, des langues I et II a la langue III qui « ne rapporte plus le langage a des objets enumerables et combinables, ni a des voix emettrices, mais a des limites immanentes qui ne cessent de se deplacer, hiatus, trous ou dechirures dont on ne se rendrait pas compte, les attribuant a la simple fatigue, s’ils ne grandissaient pas tout d’un coup de maniere a accueillir quelque chose qui vient du dehors ou d’ailleurs »29. Cette langue III, c’est une energie de l’image pure, abstraite, non entachee. « L’energie de l’image est dissipative, dit Deleuze. L’image finit vite et se dissipe, parce qu’elle est elle-meme le moyen d’en finir »30. C’est l’image qui permet donc de surmonter l’absurdite de l’en-soi : « Fallait-il donc comme si de rien n’etait pousser de l’avant tantot dans une direction tantot dans une autre ou au contraire ne plus bouger selon le cas c’est-a-dire selon ce mot perdu lequel s’il s’averait negatif tel que malheureux ou malvenu par exemple alors evidemment malgre tout l’un et au cas contraire alors evidemment l’autre a savoir ne plus bouger. Tel a titre d’echantillon le vacarme dans son esprit soi-disant jusqu’a plus rien depuis ses trefonds qu’a peine a peine de loin en loin oh finir. N’importe comment n’importe ou. Temps et peine et soi soi-disant. Oh tout finir »31.
C’est dans ces dernieres oeuvres que le texte, infini autrefois, se comprime au point de devenir un atome, un point, tout comme Murphy dans « le noir de la liberte absolue »32 ; le texte, a l’instar du personnage de Beckett, perd son corps, sa chair, en devenant une composition abstraite de figures geometriques, de cercles et de carres, qui tendent toujours a un element initial, le point. Il en resulte une etrange « neutralite » du texte, une impossibilite de lui attribuer une qualite quelconque, c’est un texte sans qualites que l’on ne peut pas percevoir d’une maniere habituelle, il est tellement proche du neant qu’il n’exerce aucune influence sur le lecteur. Le rythme haletant des oeuvres precedentes s’y est transforme en un mouvement minimal de plus en plus proche du repos de l’arret final ; de meme, la penombre de la trilogie cede sa place a l’absence de couleurs presque totale, au « presque blanc sur blanc » de « Bing » qui fait penser au « Carre blanc sur fond blanc » de Malevitch.  
Quant a Harms, la dynamique de son ?uvre l’a mis devant un dilemme : soit affronter la totalite de l’inconscient soit revenir a la fixation de la quotidiennete. Harms apparemment choisit la deuxieme voie mais il essaie toutefois de ne pas revenir au texte traditionnel base sur des mecanismes de conscience discursive. L’inversion de l’ordre d’evenements, le grossissement disproportionne des details insignifiants, la mise en doute de la communication reduite souvent a de simples exclamations ou interjections, la rupture soudaine du texte, tels sont les procedes principaux de la destruction de la narration normale. Les traits typiques de la prose harmsienne - la mecanisation de la narration, la parole saccadee et, surtout, l'inachevement du texte, bref tout ce qui prend la forme d'une veritable poetique de la destruction - refletent la lutte pour la disparition du texte et, par cela meme, pour la disparition de la vie. Le texte entame et termine souvent selon le meme modele se transforme en une carcasse vide que l’auteur remplit avec une nouvelle histoire ; le personnage meme devient un etre inanime, une marionnette presque qui ne garde qu’un corps fragile, sujet a diverses mutilations qui ne lui font pas pourtant mal. Le pire est que l’ecrivain lui-meme perd son statut privilegie et subit une transformation derisoire – il se mue en « une bulle de savon » dont on ne peut rien dire du tout : « Il est difficile de dire quelque chose de Pouchkine a qui ne sait rien de lui. Pouchkine est un grand poete. Napoleon est moins grand que Pouchkine. Et Bismarck n’est rien du tout a cote de Pouchkine. Et Alexandre Ier, II, et III ne sont que des bulles de savon en comparaison de Pouchkine. Et tout le monde n’est que bulle de savon en comparaison de Pouchkine ; mais en comparaison de Gogol, c’est Pouchkine qui est une bulle de savon.
C’est pourquoi plutot que de Pouchkine, je vais parler de Gogol. Mais Gogol est si grand qu’il est impossible de dire quoi que ce soit a son sujet ; c’est pourquoi je vais quand meme parler de Pouchkine.
Mais apres Gogol, parler de Pouchkine est un peu offensant. Et de Gogol, impossible. C’est pourquoi je prefere ne rien dire du tout »33.


Notes

1 D. Harms, Ecrits, pub., pref. et trad. du russe par J.-Ph. Jaccard, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 448.

2 «[...] il ne faut pas oublier que le ?non-sens? n’est qu’un objet tendanciel, une sorte de pierre philosophale, peut-etre un paradis (perdu ou inaccessible) de l’intellect ; faire du sens est tres facile, toute la culture de masse en elabore a longueur de journee ; suspendre le sens est deja une entreprise infiniment plus compliquee, c’est, si l’on veut, un ?art? ; mais ?neantiser? le sens est un projet desespere, a proportion de son impossibilite. Pourquoi ? Parce que le ?hors-sens? est immanquablement absorbe (a un certain moment que l’?uvre a le seul pouvoir de retarder) dans le non-sens, qui, lui, est bel et bien un sens (sous le nom d’absurde) : quoi de plus signifiant que les questions sur le sens ou les subversions du sens, de Camus a Ionesco ? A vrai dire, le sens ne peut connaitre que son contraire, qui est, non l’absence, mais le contre-pied, en sorte que tout ?non-sens? n’est jamais, a la lettre, qu’un ?contre-sens? ; il n’y a pas (sinon a titre de projet, c’est-a-dire de sursis fragile) de ?degre zero? du sens » (R. Barthes, ?Litterature et signification?, in R. Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 278-279). De meme, selon Deleuze, « pour la philosophie de l’absurde, le non-sens est ce qui s’oppose au sens dans un rapport simple avec lui ; si bien que l’absurde se definit toujours par un defaut du sens, un manque (il n’y en a pas assez...) » (G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1967, p. 97).

3 D. Harms, Ecrits, p. 530.

4 Ibid., p. 504.

5 Id., p. 111.

6 C’est-a-dire « Manhood » - « humanite ».

7 S. Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 51.

8 J.-Ph. Jaccard, Daniil Harms et la fin de l’avant-garde russe, Bern, Peter Lang, 1991, p. 273.

9 D. Harms, Ecrits, p. 413.

10 J.-Ph. Jaccard, Daniil Harms et la fin de l’avant-garde russe, p. 170.

11 D. Harms, Ecrits, p. 413-414.

12 Ibid., p. 329.

13 S. Beckett, Watt, Paris, Minuit, 1968, p. 223.

14 « Hiatus dans le manuscrit », « manuscrit illisible », note de temps en temps le narrateur.

15 S. Beckett, Malone meurt, Paris, Minuit, p. 208.

16 J.-Ph. Jaccard, Daniil Harms et la fin de l’avant-garde russe, p. 277.

17 Ce n’est pas pour rien que dans la nouvelle « Il etait une fois un homme qui s’appelait Kouznetsov » (1935), ou se produit une desindividualisuation progressive du heros, l’auteur s’adresse aux lecteurs avec une priere de rappeler a Kouznetsov comment il s’appelle et pourquoi il est sorti de chez lui. En d’autres termes, il essaie de le faire revenir du monde-en-soi dans le monde quotidien dont la brutalite s’avere dans cette perspective moins effrayante que la nature impersonnelle de l’existence homogene.

18 J.-Ph. Jaccard, Daniil Harms et la fin de l’avant-garde russe, p. 273.

19 Il n’est pas surprenant que l’ecrivain, tout comme son personnage, philosophe qui se promene sous les arbres, perde l’inspiration. Le passage du meme personnage d’un texte a l’autre est, a propos, un trait caracteristique de l’?uvre harmsienne. Chez Beckett, on peut rencontrer un phenomene ressemblant : il suffit de se rappeler Murphy qui apparait dans « Malone meurt » comme « un homme jeune, mort jeune, assis dans un vieux rocking-chair, la chemise relevee et les mains sur les cuisses, aurait semble dormir si ses yeux n’avaient ete grands ouverts » (S. Beckett, Malone meurt, p. 180) ou des personnages des oeuvres precedentes qui resurgissent dans « L'Innommable ».

20 J.-Ph. Jaccard, Daniil Harms et la fin de l’avant-garde russe, p. 275.

21 Ibid., p. 262.

22 D. Harms, Ecrits, p. 67-68.

23 Ì. ßìïîëüñêèé, Áåñïàìÿòñòâî êàê èñòîê (×èòàÿ Õàðìñà), M., Íîâîå ëèòåðàòóðíîå îáîçðåíèå, 1998, c. 377. (M. Iampolski,Amnesiecommesource (EnlisantHarms)).

24 Ibid., p. 7.

25 D. Harms, Ecrits, p. 316.

26 A. Vvedenski, ?Cahier gris?, in Des hommes sont sortis de chez eux : Anthologie de textes de l’Oberiou, Paris, Christian Bourgois, 1997, p. 69-70.

27 G. Deleuze, ?L’epuise?, in S. Beckett, Quad et autres pieces pour la television, Paris, Minuit,  1993, p. 66.

28 Ibid., p. 67.

29 Id., p. 69-70.

30 Id., p. 77.

31 S. Beckett, Soubresauts, Paris, Minuit, 1989, p. 27-28.

32 S. Beckett, Murphy, Paris, Minuit, 1965, p. 84.

33 D. Harms, Ecrits, p. 214.