Antoine Baudin, Leonid HellerLe realisme socialiste comme un activisme mimetique, ou Image, texte et litterature a l'epoque de Jdanov. Quelques meditations pour ses strategies narratives et le ludisme politique de l’auteurs sovietiques staliniens
Outre sa subordination inconditionnelle aux injonctions du pouvoir politique, la singularite premiere du realisme socialiste tient dans son caractere totalisant, sous l'egide de la litterature. A compter de 1934 (Premier Congres des ecrivains), c'est en reference a celle-ci que la doctrine est d'abord formulee, les autres disciplines etant vouees a adapter ses normes a leurs propres conditions d'exercice et au detriment de leurs langages specifiques. On sait de ce point de vue que la periode dite du jdanovisme (1946-1953), qui voit l'apogee des effets normatifs du systeme, realisera une integration sans precedent des differentes pratiques artistiques. L'homogeneisation des institutions (coiffees par les «Unions» pansovietiques ou, pour les arts visuels, par la toute-puissante Academie des Arts creee en 1947) en est l'instrument majeur. Et elle se traduit par une serie de processus concomitants: concentration et hierarchisation de la production artistique, massification de sa diffusion en fonction du critere d'excellence (en particulier a travers l'institution du Prix Staline de 1941 a 1952), mais aussi cloisonnement croissant des disciplines1. Fonctionnant comme principe d'unification, l'hegemonie litteraire se manifeste de la maniere la plus ostensible dans le theatre et le cinema (primats de la dramaturgie et du scenario). Dans les arts visuels, elle justifiera entre autres les effets paroxystiques du programme general de «verbalisation de l'image», tel que diagnostique par V. Papernyj comme l'une des caracteristiques de la culture stalinienne: l'image y serait reduite a redoubler visuellement et sur un mode univoque les elements d'un discours ou d'une realite necessairement descriptible en termes discursifs2. Un tel deni d'autonomie se double d'une stricte hierarchisation: la peinture de chevalet retrouve sa preeminence academique et les autres techniques seront peu ou prou soumises a un processus de «picturalisation» generalise3. Quel que soit le contexte, le probleme des relations entre l'image et l'ecrit peut etre aborde de multiples manieres et a differents niveaux. On se limitera ici a quelques observations sur la presence et le fonctionnement de l'image dans ou vis-a-vis du texte. La reciproque, soit les divers usages de l'ecrit dans les arts visuels - a commencer par sa frequente representation litterale, notamment sous la forme attributive du «livre», designation emblematique du «nouveau savoir sovietique», jusqu'a la fonction determinante de la denomination ou du titre garantissant l'univocite de l'image -, meriterait une etude particuliere. On ne cherchera pas non plus a etablir une symetrie susceptible de montrer un fonctionnement commun aux deux domaines, eu egard a la specificite de leurs materiaux, de leurs conditions d'elaboration et de leurs codes respectifs. De meme, c'est ici d'images au sens d'«objets» ou elements visuels qu'il sera question, et non bien sur d'images mentales, poetiques ou descriptives de nature litteraire. On distinguera deux modes de fonctionnement de ces elements visuels dans la litterature. Ils peuvent voir leur nature preservee (signes graphiques, ornements, reproductions ou illustrations) et accompagner le texte dans une relation variable en s'adaptant aux contraintes de fabrication et d'economie textuelle. Mais ils peuvent aussi subir un «transcodage»: nommes, narrativises, ils s'integrent des lors a l'acte discursif, dans l'ecriture elle-meme. A ces deux modes d'insertion, «directe» ou «transcodee», s'ajoute ce qu'on appellera le «mode d'existence» propre de l'image. En effet, qu'elle soit «inseree» ou «racontee», elle peut preexister au texte ou etre generee par lui. Ainsi la photographie concrete d'un site ou l'evocation d'un peintre reel dont le texte fait un certain usage se distingueront ils du paysage imaginaire ou de l'artiste fictif qui sont eux produits pour le servir. Mais l'on sait aussi toutes les transgressions et les interferences possibles de ces categories: l'histoire tout entiere du livre en est faite et le realisme socialiste ne fait pas exception. Envisage dans cette perspective, l'ecrit du jdanovisme presente deux caracteristiques majeures que nous envisagerons successivement: l) il fait grand usage de l'«objet visuel»; 2) le poids de l'image «transcodee» y est relativement limite, singulierement sa part «fictionnelle». On constate donc une presence abondante de l'element visuel concret dans les publications de cette periode. Le phenomene trouve d'ailleurs une sanction institutionnelle: suite a la Resolution du Comite Central de juillet 1945 «Sur la mise en forme polygraphique des livres», tout un train de mesures (formation, generalisation de la «redaction artistique» dans les maisons d'edition, expositions, dont une pansovietique en 1950) assure la promotion de ce qu'on appellera desormais l'«art du 4. En effet, les sources «constructivistes» de cette entreprise globale (oformlenie) vont rapidement s'abimer dans une conception de type traditionaliste soucieuse avant tout de respectabilite esthetique, confirmee par un glissement significatif de la terminologie. Du statut de «constructeurs du livre», ses principaux animateurs, tels les ex-avant-gardistes N. Il'in et S. Telingater, passent a celui d'«artistes du livre», alors que le concept meme de «mise en forme» se voit questionne au profit de l'«illustration» comprise comme auxiliaire au service exclusif du texte5. Si une meme tendance regit l'ensemble des publications, ses applications restent neanmoins fort diversifiees, et on ne saurait en mentionner ici tous les aspects, tant le corpus est vaste et heterogene. Il faudrait a chaque fois tenir compte de la nature des elements visuels - de l'ornement graphique a la reproduction d'oeuvre d'art en passant par la photographie et les differentes techniques d'illustration -, avec toutes leurs subdivisions generiques impliquant autant de statuts distincts. La typologie des supports n'est pas moins complexe, du livre au magazine illustre, du journal a l'almanach, chacun realisant son propre traitement de l'image a la fois materiel (format, papier, impression) et fonctionnel (relation texte-image), chacun possedant de surcroit ses variantes generiques (fiction ou vulgarisation scientifique, prose ou poesie, litterature enfantine, etc.) ou statutaires (collections, editions de masse ou limitees). On n'en retiendra ici que quelques echantillons parmi les plus significatifs. Ainsi les periodiques, secteur cle de la culture jdanovienne, ou l'on distinguera les deux principales categories que sont la revue specialisee et le magazine illustre. Dans la premiere («grosses revues» litteraires, organes d'institutions culturelles, scientifiques ou politiques), les elements visuels remplissent - hors d'eventuelles fonctions techniques - un role presque exclusivement rituel et politique: effigies des dignitaires, galerie des figures exemplaires ou, plus rarement et sur un mode inverse, la caricature. La photographie y cede symptomatiquement la place a la «reproduction d'art» selon le degre de solennite ou l'objet de la celebration. Les periodiques illustres offrent bien evidemment un champ d'observation privilegie, a condition d'en preciser les profils determinant des usages distincts de l'image, du texte et de leurs relations: de la satire (Krokodil) a la geographie (Vokrug sveta), du magazine «tous publics» (Ogonek) aux organes pour la jeunesse (Smena, Pioner) ou la femme (Krest'janka, Robotnica, etc.). Mais quelle que soit leur vocation et la part raisonnable de l'information discursive, voire de leurs fonctions para-litteraires (Ogonek, Smena), on y constate un processus d'evolution commun. Le cas des magazines d'exportation - voues donc a une fabrication encore plus orientee de l'«image de la realite sovietique», mais aussi diffuses a l'interieur en version russe -, tels La femme sovietique ou surtout L'URSS en construction, l'illustre de maniere spectaculaire. L'URSS en construction avait ete dans les annees 30 le dernier fief de la «mise en forme» constructiviste (avec notamment Rodcenko et Lisickij) dont l'«esthetique du fait» et la rhetorique visuelle «integrale» fondee sur la photo et le photomontage reduisaient l'element textuel a la portion congrue, quitte a le fonctionnaliser dans la composition. Des 1939-1940, ces procedes encore dominants vont s'euphemiser, jusqu'a ne subsister en fin de decennie qu'a l'etat de sequelles ( dans la mise en page, la nature et le role de la photographie et du montage). Aux livraisons thematiques s'est substitue un propos generaliste et l'imagerie est devenue indissociable d'un commentaire discursif envahissant. C'est d'ailleurs le prestigieux prosateur F. Gladkov qui en est nomme redacteur en chef en 1949. Pourtant la revue change de formule en 1950, comme pour mieux rompre avec une tradition «compromise»6. L'Union Sovietique tel est son nouveau titre - est redigee par le poete officiel N. Gribacev alors qu'A. Zitomirskij, l'un des derniers praticiens du photomontage, en assume la «conception artistique» sur un mode banalise, equilibrant spatialement le visuel et le discursif. Ce dernier prend lui-meme une orientation resolument litteraire sous la plume des ecrivains les plus autorises et la fiction vient y concurrencer le reportage. Reduite dans son format comme dans ses moyens expressifs, la photographie, meme encore signee par les acteurs de l'epoque heroique, tels M. Al'pert ou G. Gracev, se voit releguee a la pure «illustrativite»7. Gagnee par la couleur - en fonction emblematique de couverture ou, a titre de «composition photographique», en pleine page interieure -, elle tend de surcroit a se «picturaliser», y compris dans les montages des heritiers de la tradition constructiviste (A. Zitomirskij ou V. Koreckij dans La Femme sovietique). La vedette lui est de toute facon ravie par la reproduction en couleurs des «chefs d'oeuvre» de la peinture jdanovienne, volontiers exhibes jusqu'en couverture. Un processus encore plus radical d'academisation graphique, de litterarisation et de picturalisation marque les magazines de diffusion purement «interieure». Ainsi les derniers vestiges de mise en forme avant-gardiste disparaissent d'Ogonek des 1948, et l'hedomadaire devient un support privilegie de la reproduction d'art de masse, tout comme des «petites formes» litteraires. Krokodil revele pour sa part, outre l'emprise tentaculaire du texte satirique et du commentaire, une «surverbalisation» de la caricature (B. Efimov, Iou. Ganf, etc), discipline particulierement valorisee: la denomination ecrite tend a s'immiscer partout dans le dessin. Quant au mensuel geographique Vokrug sveta, il montre symptomatiquement le document photographique supplante a la fois par la «photo d'art» et l'illustration «artistique» (dessin, aquarelle). Le meme phenomene peut etre observe dans toute la litterature de vulgarisation scientifique («primaute de la science russe», lyssenkisme, «transformation de la nature»), la «teneur artistique» (xudozestvennost') de telles illustrations pourvoyant la reecriture de l'histoire ou la vision utopique d'un surcroit d'emphase, sinon de credibilite. La situation du livre proprement dit varie elle aussi selon ses categories generiques et fonctionnelles. Le plus generalement, l'elaboration visuelle s'y resume dans la presentation exterieure (dispositif typographique en couverture qui peut integrer des elements figuratifs ou ornementaux, ces derniers, en principe a base «populaire», fonctionnant souvent aussi a l'interieur comme signe emblematique), voire au portrait rituel - photographique ou dessine - de l'auteur en frontispice. Conjuguee aux qualites proprement materielles de la reliure, y compris l'eventuel gaufrage ou la dorure, elle suffit a conferer a l'objet-livre une respectabilite esthetique digne de son statut dans le systeme (seules les editions de masse sont brochees). Mais c'est l'illustration en tant que telle, dans sa dimension traditionnelle connotee «artistique», qui va accaparer la sollicitude officielle: exposee au «Salon» pansovietique, pratiquee par les «meilleurs maitres» (les peintres), elle ne recueille pas moins de 10 Prix Staline de 1947 a 1952 8. Ces brevets d'excellence ne concernent en fait que le sommet de la hierarchie: l'illustration des «belles lettres», singulierement des classiques, de Rustaveli (I. Toidze) a Gor'kij (Kukryniksy) ou Majakovskij (B. Prorokov), exceptionnellement des contemporains (L'histoire d'un homme veritable de B. Polevoj par N. Zukov). Dans le meme temps, les traditions «organicistes» et les techniques graphiques les plus specifiques des annees 30 (xylogravure de V.Favorskij et de ses disciples, lithographie d'A. Samoxvalov ou de l'ex-filonovien E. Kibrik, crayon epure d'A. Paxomov) se voient momentanement ecartees ou marginalisees. Toujours affectee d'une dimension didactique, c'est bien sur dans les editions pour la jeunesse (Molodaja gvardija) et surtout l'enfance (Detgiz) que l'illustration trouve son terrain de predilection. Si elle n'echappe pas globalement a une «regression» traditionaliste qui va de pair avec ses fonctions morales et d'initiation aux valeurs esthetiques officielles, l'imagerie destinee aux «tout petits citoyens» doit sans doute a ses conditions d'exercice propres (economie des moyens pour une production de masse, communicativite admettant un certain laconisme formel) de preserver une part de l'heritage des annees 20 et 30 (V. Lebedev, A. Paxomov). Dans tous les cas, comme y insistent nombre d'enonces rappelant sa responsabilite ideologique particuliere, l'illustration restera au service inconditionnel du texte, dont elle doit «aider a la pleine comprehension», sans pour autant «l'imiter servilement»9. Son statut reflete des lors une tension caracteristique du realisme socialiste comme culture de masse: l'amplification visuelle du message litteraire s'y conjugue au supplement d'ame esthetique, voire, comme dans le cas de l'affiche, au role de substitut multiple de l'?uvre d'art10, requerant les signes les plus eleves de la culture artistique, soit, une fois de plus, sa picturalisation. Ce dernier usage justifie entre autres la multiplication du «livre illustre» a proprement parler, soit le «livre-cadeau» ou l'«edition jubilaire» traditionnels, au tirage limite (moins de 30'000 ex.), domine par les planches hors texte souvent en couleurs. Critiquees pour leur caractere elitiste (au detriment de la production de masse) et leur ambiguite (l'illustration tend a s'y autonomiser sous pretexte de celebrer de «grands textes»), ces editions n'en seront pas moins le lieu principal de l'activite des «meilleurs maitres» et meme d'une concurrence editoriale serree: ainsi en 1952, lors du centenaire de la mort de Gogol', Goslitizdat et Detgiz editeront chacun ses oeuvres completes sous cette forme, leurs illustrateurs (notamment V. Serov, A. Laptev, B. Dexterev, A. Konstantinovskij ou les Kukryniksy) rivalisant a cette occasion de «picturalite». Considerons maintenant les usages les plus caracteristiques de l'image «transcodee» dans l'ecrit. Celui-ci sera compris comme «litteraire», au sens qu'on lui donne a l'epoque, c'est-a-dire a l'exclusion du discours proprement critique sur l'art mais comprenant les formes «documentaires»: reportage/essai (ocerk), notes de voyage, memoires, etc. Il reste que les notations d'objets visuels, eparpillees au gre des textes litteraires, constituent un ensemble non negligeable. On en proposera ici un apercu synchronique qui ne pretend certes pas a l'exhaustivite. Constatons d'abord que les references a l'image sont distribuees de maniere imprevisible. Quand leur usage semblerait justifie par le souci du detail propre a la narration historique, elles en sont frequemment absentes11; elles se multiplient dans tel roman kolkhozien et font totalement defaut dans tel autre12 . Autrement dit, ici comme dans bien d'autres domaines, le modele rigide du realisme socialiste admet une «marge d'indetermination» qui permet au systeme de fonctionner13. La distribution selon la nature de l'objet visuel apparait moins aleatoire: la hierarchie des disciplines artistiques s'y trouve a la fois inversee et confortee. Ainsi, l'art le plus rarement represente dans la litterature est le cinema. Or celui-ci, sans egard a sa condition reelle dans le systeme jdanovien, fonctionne comme un ambassadeur privilegie de la culture sovietique dans le monde. Dans la presse communiste occidentale, le plan cinematographique se substitue a la reproduction d'une peinture decidement trop compromettante (p. ex. France-URSS, Les Lettres francaises), chaque film sovietique est salue comme un evenement historique et ses projections rituelles accompagnent toute manifestation d'envergure. Parangon de modernite autant que reflet presume fidele de la realite sovietique, il a de quoi seduire l'intellectuel nostalgique de l'avant-garde et le militant de base. Le cinema est de meme le principal vecteur de l'expansion culturelle sovietique dans les pays du «glacis», ainsi dans la future RDA ou l'on diffuse, souligne P. Pavlenko, force documentaires sur les defiles d'athletes et autres fetes du travail. Et l'auteur de noter fierement qu'a Weimar, «devant le vieux chateau qui abrita jadis Goethe et Schiller, Beethoven, Liszt et Borodine, on passe le film sovietique Les Cosaques du Kouban»14. Cependant le meme Pavlenko ne mentionne pas le cinema dans son roman paradigmatique Scast'e (Prix Stalin 1948), dont le heros disserte sur la formation culturelle de l'homme sovietique15. Pas plus que la pratique du cinema ne fournit de matiere a l'intrigue litteraire (seul le personnage de l'operateur apparait parfois dans les recits de guerre), les films eux-memes ne suscitent que de rares references, sans incidence sur l'action, du type «Volodja a vu Capaev sixfois de suite»16. La photographie est en revanche omnipresente dans la narration. Un recit de Pavlenko sur l'installation en 1945 des colons dans une Crimee devastee et purgee de ses Tatars (precision pudiquement omise) nous montre un vieillard prenant possession de son logis: il a pour tout bagage les photos de Stalin et de ses deux fils encore au front17. Tel est le premier usage de cet objet visuel dans l'environnement quotidien; le portrait du ou des Guides orne rituellement tout interieur et, le cas echeant, l'illustration est la pour le rappeler, comme ce dessin mettant en evidence une grande photo de Lenine que K. Fedin a omis de mentionner dans sa description d'un bureau18. A noter que la specificite materielle du support est regulierement effacee (il s'agit presque toujours de reproductions decoupees dans un journal ou une revue, toutes techniques confondues). Quant aux photos de personnages, elles remplissent des fonctions plus variees: raccourci biographique, figuration de situations canoniques (la guerre, le travail) ou reminiscence du passe, elles marquent l'espace conventionnel, mais participent aussi aux peripeties de l'action. On peut en dire autant des photos - plus rares - de sites ou de villes. Une vue du Kremlin au mur d'un interieur occidental garantit que l'on se trouve chez un communiste ou un «combattant de la paix». Extraite d'un journal de ce meme Occident, la photographie sert a documenter l'irremediable decadence du capitalisme (un enfant abandonne, des gangsters, le president Truman en calecon, etc)19. Et quelle que soit sa fonction textuelle, la photographie qu'on a vue en perte de prestige artistique dans les magazines en est totalement depourvue dans son incarnation litteraire. Ce qui la distingue de maniere decisive des representations picturales ou sculpturales. Celles-ci arborent les signes de la noblesse, surtout dans leur version d'apparat, mais elles fonctionnent aussi dans une version quotidienne, «massifiee» par le truchement de la reproduction (elles se confondent alors avec la photographie «picturalisee»). Le tableau serti d'un cadre or, la sculpture montee sur un socle de bronze, la peinture murale connotent le decor somptueux du Comite du Parti, du Palais de la Culture, de la salle de fetes et autres clubs kolkhoziens. La question du portrait meriterait une analyse detaillee. Bornons-nous a en formuler quelques implications. Il illustre un processus d'«anoblissement» qui souligne la structure hierarchique du systeme et opere a tous les niveaux: la photographie ennoblie par la picturalisation, le personnage voue a une elevation sociale et humaine continue (perfectibilite infinie de l'homme et du monde nouveaux). Il exemplifie d'autre part ce qu'on pourrait appeler l'effet d'effigie. Ainsi la presence de Stalin possede un caractere d'ubiquite22 et son incarnation plastique pourrait sembler superflue; elle est cependant necessaire precisement pour marquer cette ubiquite. Les textes nous decrivent d'innombrables portraits dessines, peints, brodes, tisses ou sculptes de Stalin, mais lorsqu'ils les evoquent en cours de realisation, la main de l'homme ne touche qu'exceptionnellement le visage de Guide, comme s'il etait deja la, «incree» a l'instar de la celebre icone du Christ Acheiropoiete. Cet effet d'effigie, comme une tension qui s'installe entre les divers moments et niveaux (presence-incarnation-identification, permanence-creation-duplication), constitue une des bases du systeme. Enfin, la problematique du portrait permet de relativiser la notion de «verbalisation de l'image», des lors que l'ecriture est de toute facon contrainte de «litterariser» l'objet visuel. Le personnage represente s'y trouve caracterise en termes purement psychologiques et moraux (bravoure, volonte, bonte, sagesse) et a travers une serie d'attitudes et d'attributs canonises (la casquette et le bras tendu pour Lenin, les pans de sa capote militaire agites par le vent, le crayon ou la pipe a la main pour Stalin, les yeux plisses pour tous les deux). On peut en dire autant d'autres categories generiques, tel le paysage qui renvoie a un site connote ou au pays natal: «... des tableaux de peintres locaux comblaient le regard: la beaute tant aimee de la steppe et des monts de l'Altai»23. De la toile pour laquelle la «femme du directeur» de F. Panferov obtient le Prix Stalin, l'auteur ne revelera que le titre: Les ouvriers de l'Oural sur la Place Rouge24. Les notations ne concernent qu'exceptionnellement l'objet visuel pour lui-meme. Si le jdanovisme condamne les arts a visualiser une realite discursive, le discours litteraire, lui, ne recupere pas vraiment l'image. Il se borne a en indiquer l'etiquette ideologique (psychologique, ethique); les elements verbaux - meme les plus stereotypes - lui manquent pour traduire le langage plastique. Les exceptions sont rarissimes: quelques pages dans les biographies d'artistes, quelques phrases dans les oeuvres de «veterans» (Paris fait de fumee orangee, lilas ou bleuatre dans les tableaux du peintre francais imagine par Erenburg; une composition onirique dans les rose-jaune-brun, un dessin d'enfant grace auquel un heros de K. Fedin reconnait son fils...)25. Sans doute plus d'un auteur jdanovien etait-il tout simplement incapable d'un tel transcodage. Mais sa rarete nous semble caracteristique. Elle confirme d'abord un glissement du paradigme culturel. Placee au sommet de la hierarchie, la litterature n'a plus rien a apprendre de la peinture: le temps ou celle-ci pouvait inspirer les recherches litteraires est definitivement revolu. D'autre part, dans son souci d'uniformisation et d'integration, le jdanovisme aboutit en fait au cloisonnement et a l'atomisation des pratiques artistiques, de la meme maniere qu'au niveau politique le processus d'«integration totale» du regime entraine la rupture du tissu social. L'image enoncee, denommee mais non decrite se retrouve comme dotee d'une specificite irreductible que le discours institutionnel precisement lui denie. Aporie, paradoxe ou dialectique? La question se pose continuellement a qui etudie le realisme socialiste, ses applications et ses usages litteraires. Ainsi en est-il de l'une des images «fictionnelles» alors les plus courantes: l'«art de l'enfant». Incarnation de l'«artisme» inherent a l'homme, l'enfant sovietique dessine et peint sans treve, deployant jusque dans les sujets les plus conventionnels une creativite spontanee et authentique. En ce sens, il est propose en exemple a l'adulte (vestige de la mythologie moderniste). Mais il est simultanement (dialectiquement?) montre en «petit citoyen» vite travesti en «petit academicien» sous le haut patronage de l'institution artistique officielle26. Les references a des ?uvres d'art reelles (elles sont les plus nombreuses) sont investies d'un prestige logiquement bien superieur a celui de la photographie, du dessin d'enfant ou de l'?uvre fictive. Leur fonction premiere est celle d'un indicateur «culturel». Scolarise et cultive, l'homme sovietique engage volontiers la conversation par un «Aimez-vous la peinture?», compare tel site a un paysage de Levitan27, decore sa chambre de reproductions, visite les musees et les parcs de la culture avec sa (son) partenaire; il ne saurait se soustraire au pelerinage de la Galerie Tret'jakov lors de son passage a Moscou. La, son titre suffira a qualifier une oeuvre. «Nous sommes alles a la Galerie Tret'jakov. Tous les tableaux celebres y sont: Ivan le Terrible, Les trois Preux, Les ours dans la foret»28. Cet enonce typique salue trois ?uvres phares qui renvoient a des categories fondamentales du systeme: la tradition nationale et l'esprit populaire, la nature, source de beaute et objet de transformations a venir. Lieu de delassement, la galerie d'art apparait donc aussi, et peut-etre surtout, comme un lieu d'apprentissage, a la difference des musees occidentaux ou le visiteur abandonne a lui-meme ne sait pas quel sens donner aux oeuvres, ni distinguer le bon du mauvais29. Le mot d'ordre leninien «apprendre, apprendre et encore apprendre» se concretise dans tout un reseau de clubs et de cours destinees a encadrer enfants et adultes, amateurs et professionnels de l'art, sans que ce culte de la formation continue ne contredise la spontaneite: le savoir est cense seconder la vision spontanee, l'orienter sans l'etouffer. On ne s'etonnera pas de voir l'ecrit jdanovien, penetre de cette ambiance studieuse et museale, evoquer en priorite l'art russe. L'Antiquite et la Renaissance ont droit a de pieuses incursions30 qui tranchent sur l'extreme rarete - hors du genre de l'essai/ocerk - des ?uvres sovietiques contemporaines. Et encore la plupart de ces dernieres sont-elles convoquees pour la representation des Guides. Quant a la seule grande fiction a developper le theme de la vie artistique «moyenne» du jdanovisme jusqu'a en livrer des details triviaux introuvables ailleurs (entre autres sur le marche prive), Un precieux heritage d'E. Permjak, il s'agit d'une ?uvre relativement indigne qui passe inapercue. Situation exceptionnelle dans le roman jdanovien, on y voit notamment le jeune heros tomber amoureux de Vozataja, l'effigie de l'ideale monitrice de pionniers peinte par V. Mariupol'skij, Prix Staline 195031p> Doit-on considerer des lors comme un nouveau paradoxe que l'art «moderniste» soit mieux represente dans la litterature jdanovienne que la production sovietique, la «meilleure et la plus progressiste du monde»? La complaisance avec laquelle les voyageurs autorisees stigmatisent la peinture occidentale s'explique en fait aisement: son evidente degenerescence - elle saute litteralement aux yeux - en fait un vehicule privilegie pour le denigrement de la culture bourgeoise en general. Un semblant de debat est cependant mis en place; les auteurs vont jusqu'a developper des arguments favorables au modernisme, qu'ils attribuent il est vrai a des personnages odieux. Certains le font en toute connaissance de cause - tels Fedin, Erenburg ou surtout Leonov dans La foret russe -, ce qui maintient une ambiguite latente. Mais l'egoisme et la cupidite vouent tout moderniste, dont la liberte n'est qu'un leurre, a se faire bouffon au service du Dollar sinon agent «objectif» de l'imperialisme. A preuve les oeuvres, barbouillage facetieux face a la veritable maitrise exigee par le realisme. Mais l'accusation porte plus loin. L'art moderniste detruit l'integralite de l'homme et du monde: «Sur la toile sont representes un sein nu, une moitie de visage, des levres et des demi-cercles. Dans un angle, un ?il comme arrache de son orbite»32. E. Neizvestnyj a dit qu'en URSS l'art officiel aurait pu etre l'abstraction ou n'importe quel autre courant, a condition que son avenement exclusif ait ete decrete par le Parti. On peut en douter. Car le modernisme - sous ses divers aspects - ruine l'utopie de type holiste que professe l'ideologie, il exclut le processus de la reconnaissance sans lequel il n'y a ni identification ni formation (a tous les sens du terme). Il rend impossible ou ridiculise - ce qui revient au meme - l'effet d'effigie. Or le realisme socialiste en a besoin, tout comme il a besoin du portrait pour s'y reconnaitre. A souligner toutefois que si le portrait doit etre «comme vivant», le realisme socialiste proscrit tout naturalisme. Aussi essentielle que soit la «ressemblance», la charge affective qu'accumule et libere l'effigie (amour, respect, haine, mepris) est non moins importante. C'est ce qui justifie aussi le role de la «creation enfantine» dans le systeme, voila pourquoi un enfant ose deformer les traits inalterables du Guide: « L'artiste reresentait le camarade Stalin d'une maniere pas tout a fait ressemblante, mais on voyait bien qu'il s'y essayait de toutes ses forces»33. Outre l'utopie de la communication discursive (la Parole ideologique comme effigie du monde), le realisme socialiste cultive une utopie apparemment contraire, celle d~une communication transverbale fondee sur la transmission totale de l'«emotion» (volnenie)34. C'est la un element qui pourrait eclairer lui-aussi les phenomenes de picturalisation de la photographie et du role accru de l'illustration evoques plus haut. Picturaliser revient certes a nier l'esthetique issue du constructivisme, marquer d'une nouvelle legitimite culturelle, proposer une vision enjolivee de la realite35. Mais c'est aussi injecter une dose de subjectivite dans la representation36, mettre en question sa verite «rationnelle». Illustrer le texte rend celui-ci plus univoque, mais il le «romantise» en le chargeant d'emotion. La picturalisation apparait ainsi comme le revers de la verbalisation, tout aussi essentielle pour le systeme. Une derniere remarque: l'effet d'effigie impose un mode de fonctionnement par «simulation». Le moindre chantier figure la construction socialiste tout entiere37. Chaque artiste est un militant et un travailleur, toute activite, professionnelle ou politique, s'assimile au «grand art»38. La maquette (kolkhoz, usine), le modele reduit (avion, machine), le plan (technique, architecture, amenagement du territoire) interviennent regulierement dans l'ecrit jdanovien comme pour symboliser la maitrise des objets, de l'espace et du temps a travers des simulacres reduits a une echelle adequate a chaque niveau. Le portrait presente a l'homme une image amelioree de lui-meme, a laquelle il s'efforcera de ressembler39. Le peuple sovietique change, car il ne cesse de se perfectionner en suivant Stalin, lequel est lui aussi voue a changer, car son visage et celui du peuple se refletent mutuellement 40. Ce principe de dissemination hierarchique, conditionne par l'effet d'effigie, fonde le systeme. On pourrait parler ici d'activisme mimetique reciproque. Contrairement a ce qu'affirme V. Papernyj, la parole, le plan (certez) ne sont pas l'apanage exclusif du Guide 41. Ce sont des attributs de l'homme sovietique en general, accessibles a tous, a condition de mimer le Grand Plan «deja cree»: meme encore inconnu, il est present; il s'agit de s'en impregner non pas intellectuellement - le discours le plus univoque peut se tromper sur les finalites du Plan preexistant -, mais par un mimetisme affectif, une sympathie totale qui ressemble a une revelation mystique. La Logolatrie du systeme, sa Bibiliolatrie se doublent donc d'une maniere de culte de l'image qui renvoie aux fondements magiques de l'univers stalinien. NOTES1Pour une description du systeme, voir A. Baudin, T. Lahusen, L. Heller, «Le realisme socialiste de l'ere Jdanov. Compte rendu d'une enquete en cours», Etudes de lettres,Lausanne, 1988, No 10, pp. 69-103. |